« Je suis plus sensible à la face sombre de l’homme » (Bretons février 2006)
Le Brestois Jean-François Coatmeur est l’un des maîtres du polar français. Auteur de plus de vingt romans, il a notamment obtenu en 1976 le grand prix de littérature policière. Son dernier livre, La Fille de Baal, est en passe de devenir un beau succès de librairie. Rencontre avec l’un des ténors du roman noir.
Propos recueillis par Didier Le Coore – Photos Emmanuel Pain
Bretons n° 7, février 2006
Jean-François Coatmeur habite depuis son arrivée à Brest le même petit appartement du quartier Saint-Marc. De son bureau, peuplé de livres et décoré de quelques affiches de salons auxquels il a participé, l’écrivain brestois distingue au loin la rade. Sur la table, traînent des dictionnaires en tous genres. C’est ici qu’il imagine et met en forme ses romans dont bien sûr son dernier, La Fille de Baal, où Delphine, un jeune professeur de littérature, est témoin du crime de son amant et tente de démêler l’affaire dans une atmosphère étouffante…
BRETONS : Vous m’avez dit au téléphone que les ventes de votre dernier livre démarraient très bien. Comment pouvez-vous vous en rendre compte ?
JEAN-FRANÇOIS COATMEUR : Je le vois surtout d’après I accueil dans mon propre entourage, local, régional : : une vraie unanimité. D’autre part, il y déjà eu une réimpression. Le premier tirage a été de 21 0û0 exemplaires et on en est à 25 000 ventes actuellement. ll y a toutefois un bémol. À Brest, nous sommes loin du bon Dieu et la critique nationale est pour le moment pratiquement aux abonnés, absents. C’est souvent malheureusement le cas pour nous, auteurs bretons ou régionaux, il y a vingt ans, je bénéficiais de beaucoup plus de critiques de la part des journaux nationaux. Pourquoi ? Je n’en sais rien, mais c’est ainsi. Est-ce parce que la partie consacrée au roman policier dans les journaux est plus restreinte aujourd’hui que naguère, ou parce que l’auteur, déjà considéré comme reconnu et admis mérite moins d’attentions ? Je t’ignore. Donc très peu de presse nationale, un petit papier dans Libération, quelques échos ici ou là, et c’est à peu près tout- La presse étrangère francophone, la belge par exemple, est plus généreuse. À côté de cela, le livre marche très bien. II faudrait demander l’avis de Chartes Kermarec de la librairie Dialogues. Rien que dans sa librairie, il en est à 1 000 ventes. Peut-être plus que le Goncourt !
N’y a-t-il pas en France une mode qui fait que l’on présente plus facilement le polar américain ou anglais que Français ?
0ui, je Le constate comme vous, et je déplore ce qui m’apparaît assez proche du snobisme.
D’une façon générale, n’est-ce pas aussi parce que te polar américain est plus violent que te Français el donc peut-être plus en phase avec un nouveau public ?
Mais violents, les miens ne le sont-ils pas eux-mêmes et ne les a-t-on pas souvent comparés aux grands thrillers américains ? Certains ne manquent d’ailleurs pas de me le reprocher !
Il est donc devenu impossible à un auteur de roman policiers français de réaliser aujourd’hui des rentes de l’ordre de 200 000 ou 300 000comme cela pouvait être le cas il y a vingt ans ?
0ui et non. D’abord, mes livres paraissent chez Albin Michel., dans une collection très prisée, où je suis l’un des très rares Français à être publié. Ensuite, ils continuent leur vie. Un de mes romans, sorti à 20 000 exemplaires au minimum, peut bénéficier de réimpressions, puis il passe au Livre de Poche et là, il n’est pas exclu qu’il atteigne les 100 000 exemplaires. Et si le [ivre est retenu par un club comme France Loisirs, le chiffre peut encore être doublé. C’est ce qui m’est déjà arrivé, par exempte pour Des Feux sous la Cendre. Et n’oublions pas les traductions : en une douzaine de langues pour moi jusqu’à présent. Le plus difficile à conquérir restant le marché anglosaxon, mais là il y a aussi des avancées.
Revenons à la Fille de Baal. Est-ce qu’on sent pendant l’écriture que l’histoire prend bien corps et qu’il va se passer quelque chose avec le lecteur ?
Si vous demandez quel va être l’accueil du livre, je ne peux jamais le garantir. De toute façon, je suis un anxieux. En même temps que le regret d’avoir à quitter des personnages avec lesquels j’ai vécu assez longtemps, j’ai toujours une appréhension quand un ouvrage est terminé. Je sais seulement qu’un bouquin que j’ai situé dans ma bonne ville de Brest aura son public. Mon espoir est qu’iI ne soit pas trop déçu. Pour La Fille de Baal, il me semble que c’est Le cas.
Mais l’intrigue, vous la sentez ? Vous savez si elle fonctionne plus qu’une autre ou un peu moins ?
Cela dépend des moments dans l’écriture. J’ai des périodes de découragement quand j’écris. Parfois, je me sens trop loin de l’idée que j’avais au départ. je me pose des questions, je suis plein de doutes. Mais l’inquiétude finalement est saine et féconde. Mais je ne peux évidemment pas savoir si tel livre que je soumets au public aura plus de succès que tel autre.
Lorsque vous écrivez, vous arrive-t-il de bouleverser le scénario parce que vous sentez mieux un personnage ?
De L’infléchir, oui. Parce que le personnage s’impose aussi à moi. Quand je commence à écrire, je dispose d’un scénario, que j’ai essayé de faire le plus solide, le plus costaud possible. C’est pour moi la certitude que j’avance sur des rails, que je sais où je vais et que je ne risque pas de tomber dans le ravin. C’est une précaution d’autant plus indispensable que je suis incapable d’improviser dans des intrigues où la chronologie joue un rôle important.
« Cela me fait plaisir que des lecteurs se rendent compte que ces personnages ne sont pas des robots ce sont des êtres humains, mes frères »
Au cours de l’écriture, ce scénario va être modifié. Parce que les personnages prennent du corps. Au début, ils ne sont guère que des abstractions. J’ai préparé une fiche pour chacun d’entre eux, mais à mesure qu’on progresse, ces personnages deviennent des êtres de chair et de sang, qui ont leurs exigences et ce n’est pas une formule ! Et donc, je rebâtis des scènes, j’n supprime. Heureusement, car sinon on pourrait juger cette façon de traiter le roman un peu cérébrale, un peu trop mécanique.
Ces modifications, ces arrêts, ces repentirs, ces transformations, c’est le signe de la spontanéité de la création. C’est l’équilibre entre Ia rigueur de la construction et ta liberté de l’écriture qui peut assurer la qualité d’un livre.
Il y a chez vous une vraie profondeur des personnages, c’est ce qui vous différencie sans doute des autres. Vous les travaillez, vous les observez ?
Votre réflexion me fait très plaisir. 0ui, cela me fait plaisir que des lecteurs se rendent compte que ces personnages ne sont pas des robots, ce sont des êtres humains, mes frères. J’y attache beaucoup de prix. Bien sûr, ils ne représentent pas des personnages de la réalité. Dans mon dernier Livre qui se passe à Brest, dans le milieu très particulier, assez fermé, de t’UBO, la fac Segalen d’une part, et Le CHU, la Cavale Blanche, d’autre part, il est évident que je n’ai pas reproduit des êtres réels. Par contre, depuis toujours, j’observe autour de moi des comportements humains qui m’intéressent. Ils ont contribué à nourrir ma peinture des acteurs du roman.
Aviez-vous envie de retrouver ce milieu puisque vous êtes vous-même un ancien enseignant ?
J’étais surtout prof du secondaire, même si j’ai aussi été durant cinq ans chargé d’un cours de latin à La fac de lettres, mais je crois connaître assez bien ce milieu et j’ai plusieurs amis qui appartiennent à [‘université, J’ajoute qu’en préparant ce livre, je ne me suis pas privé de m’entourer de conseils, ce qui m’a permis d’éviter quelques bévues. Un exempte : avec ma mentalité de prof du secondaire, j’avais gardé l’idée que la fin de chaque heure était sanctionnée par une sonnerie. Pratique bien sûr inconnue à la fac !
Beaucoup de vos romans se passent à Brest. Pourquoi ? Est-ce une ville mystérieuse qui sied au roman policier ?
C’est moi qui m’efforce de la faire entrer dans le cadre que j’ai choisi, et ce n’est parfois pas très facile. Brest n’est pas ta ville par excellence pour ce genre d’histoire, à part le port, symbole d’évasion et la proximité de [a mer, si précieuse pour l’atmosphère. Il n’y a pas de milieu à Brest, pas de truanderie organisée. J’ai quelque fois dit que j’aurais été mieux loti si j’avais vécu à Marseille. C’est vrai et c’est faux. Mon champ d’observation, ce ne sont pas les malfrats mais les gens ordinaires, comme vous, comme moi, à qui il arrive des choses pas ordinaires.
Alors pourquoi situez-vous souvent ros romans à Brest ?
La Fille de Baal est le quatrième qui se déroute à Brest. Il y a deux explications. La première est que j’aime ce lieu. Il y a des scènes d’ambiance dans [e livre. Certaines auraient pu être situées ailleurs, mais le fait qu’elles le soient à Brest est important pour moi. Je suis heureux de parler de ma ville, de montrer quelques-uns de ses décors, de faire sentir [‘haleine de l’océan. J’aurais pu vivre à Rennes ou à Angers, mais plus mal. La présence de la mer est pour moi une donnée essentielle. Il n’est pas impossible non plus que je cède à une certaine facilité : il m’est plus aisé de me documenter sur Brest, lorsque c’est nécessaire, que sur Perpignan ou Bastia ! Pour le reste, je le répète, beaucoup de mes livres pourraient fort bien se passer sous d’autres cieux.
Vos héros sont la plupart du temps des femmes. Pourquoi ?
J’ai beaucoup de plaisir à me mettre dans la peau d’un personnage très différent de moi, comme une jeune femme. 0u comme un parfait salaud !
Mais les femmes sont assez absentes du monde du polar en général ?
À part tes garces. 0ui, en tout cas, on leur confie souvent des rôles mineurs. Je crois pourtant que la femme apporte la fragilité et ça, c’est intéressant. Mes romans sont souvent des romans de victimes. Dans La Fille de Baal, l’héroïne est Delphine. C’est elle qui mène [‘enquête à sa façon, pas à ta façon d’un policier. Elle est au centre de l’histoire, avec sa sensibilité propre, ses intuitions, sa vulnérabilité.
Jean-François oatmeur en juin 2006 – Photo Emmanuel Pain
Plusieurs de vos livres ont été adaptés à l’écran, mais aucun au cinéma. Pourquoi ?
Le seul qui a été adapté pour le cinéma, La Nuit Rouge, a été un fiasco. 0ui, un vrai naufrage ! Le film a été projeté à Brest devant des invités et ta presse. Trois œuvres tirées de mes romans étaient au programme ce soir-là : deux déjà diffusées à ta télévision, Les Sirènes de Minuit et Morte Fontaine qui supportaient très bien le grand écran, et en fin de soirée, La Nuit Rouge. Nous espérions, vu l’heure tardive, qu’il n’y aurait plus personne. Erreur, la salle du Mac-Orlan était encore bien garnie quand on a présenté La Nuit Rouge ! J’avais honte. En accord avec la représentante d’Albin Michet qui avait fait le déplacement, on a décidé de faire interdire l’exploitation commerciale du film.
Avez-vous eu des propositions pour la Fille de Ball ?
Mon éditeur, oui, le roman suscite pas mal d’intérêt. Surtout de la part de la télévision, avec notamment la maison de production Telfrance, qui a aussi dans ses visées Des Feux sous la Cendre. Mais il faut toujours rester prudent en ce domaine, je suis payé pour le savoir, c’est souvent long et compliqué. Des Feux sous la Cendre avaient déjà suscité beaucoup d’enthousiasmes chez Gaumont et finalement, au bout de deux ans, TF1 a refusé l’adaptation. Il y a aussi un projet sur Baby-Foot, un autre sur La Bavure un remake pour le cinéma, qui serait une coproduction anglo-canadienne. C’est une perspective alléchante, mais je préfère ne pas m’emballer.
L’adaptation d’un livre au cinéma n’est-elle pas toujours frustrante pour un écrivain ?
Elle peut être frustrante, mais c’est aussi un prolongement valorisant de l’œuvre écrite. À condition que l’adaptation soit sérieusement faite, bien entendu. Elle ne va pas sans une certaine forme de trahison, comme une traduction par exempte, mais il existe de belles trahisons. Ainsi, je suis très content de l’adaptation récente du film tiré du seul de mes livres qui ne soit pas un policier : Des Croix sur la Mer. Et Dieu sait que [a réussite de cette adaptation me tenait à cœur ! J’ai une tendresse particulière pour ce roman. Il est inspiré d’une expérience personnelle qui aurait pu être tragique, je l’ai porté quinze ans avant de le livrer aux lecteurs. C’est dire combien la qualité de la transposition cinématographique comptait à mes yeux. Je n’ai pas été déçu. Il s’agit d’un bon film, soutenu par des acteurs convaincants au possible et traité avec beaucoup d’intelligence et de sensibilité. Le film a été tourné dans les décors du roman, qui sont aussi ceux des faits historiques, la région de Douarnenez.
Cette histoire c’est votre histoire…
0ui, j’avais 18 ans, j’ai été arrêté par les Allemands, juste à la fin de la guerre. Sans aucun mérite de ma part d’ailleurs : je me suis trouvé dans la rue, au moment où je n’aurais pas dû y être, voilà tout. Les Allemands évacuaient dans des conditions difficiles la Pointe du Raz, le Cap Sizun et le Pays Bigouden et s’efforçaient de rallier Brest. Leurs éclaireurs se sont fait accrocher par des résistants dans mon village, Pouldavid et la bagarre a commencé.
« Cette sorte de cohabitation avec la mort, à 18 ans, m’a indiscutablement marqué à jamais »
Moi, j’allais aux nouvelles quand j’ai été cueilli par un Allemand, un Caucasien plutôt, qui m’a intimé L’ordre d’approcher et m’a fait descendre la rue, bras levés. le canon du fusil contre mes reins, dans un silence de mort. C’est du moins l’image paradoxale que je garde de cet instant, car ça tirait de tous les côtés. Les volets étaient partout fermés. Et au bas de la voie, j’aperçois quelques personnes alignées, le visage blême et on me pousse vers elles. Il était 10 heures. Je vais passer là sept heures, assez éprouvantes. Vers 17 heures, deux camions bâchés, chargés de soldats se pointent et on a tous alors pensé que c’était la fin. En face de nous, il y avait un bistrot où tes Allemands buvaient, surexcités. Les chauffeurs descendent des camions, entrent dans le bistrot et en ressortent peu après. Les camions repartent. Un sergent allemand sort du bar et nous cri « Raus ! » Foutez [e camp ! Entretemps, les maquisards s’étaient rendus. Ils étaient arrivés en piteux états, les habits ensanglantés, et on les avait alignés à côté de nous. Eux aussi ils ont été libérés. C’est vous dire l’état de panique de l’armée allemande. Pourquoi avons-nous échappé à la mort promise ? Mystère. Mais c’est quelque chose qui vous laisse des traces Forcément.
Jean-François Coatmeur en juin 2006 – Photo Emmanuel Pain
Est-ce une des raisons qui fait que vos livres racontent des destinés tragiques ?
Cette sorte de cohabitation avec la mort à 18 ans, m’a indiscutablement marqué à jamais. Mais je pense que naturellement ma pente est tragique. Est-ce que je suis pessimiste ? Un pessimiste est quelquefois un optimiste désenchanté. Je ne suis pas désespéré. Dans mes livres se dessine presque toujours une lumière à ta fin. C’est l’amorce d’une sorte de rédemption, de délivrance ou de nouveau départ dans la vie. Le dernier mot de La Fille de Baal, n’est-il pas « tendresse » ? Il reste que je suis sans doute plus sensible à la face sombre de l’homme qu’à sa face lumineuse.
Vous tentez aussi de comprendre le mécanisme qui fait qu’un être humain peut s’enfoncer…
Bien sûr, j’essaie de trouver des raisons. J’ai toujours pensé que nous pouvons tous nous retrouver dans un contexte qui transforme des individus normaux en des personnes capables de commettre des horreurs. Nul n’est à l’abri, si on excepte quelques héros ou quelques saints. Quand vous voyez toutes les horreurs qui ont été commises pendant la dernière guerre par de braves gens qui en temps normal seraient restés de braves gens… Certains sont aussi devenus des héros, certes. Mais vous savez le nombre de lettres anonymes dénonçant des voisins qui ont abouti pendant la guerre dans les mairies et les commissariats… Ce n’est pas un versant très brillant de la personne humaine. Et c’est quand même une tendance lourde de l’homme.
Ce sentiment est-il lié avec ce que vous avez vécu en t945 ?
0ui. Je crois. J’ai pensé à ma mort quand j’avais 18 ans. Et je me souviens d’avoir été frappé par t’absurdité de ma situation, une absurdité scandaleuse. J’étais jeune, je sortais de pension, je n’avais pas encore goûté à [a vie… Et il faisait un temps si merveilleux ! Cette image m’est restée : un ciel bleu, les martinets et les hirondelles qui passent en sifflant. Devant moi, des maisons que je connaissais bien, dont je connaissais tous les occupants. Il y avait une parente qui venait d’être assassinée juste avant qu’on me projette contre ce mur. Elle tenait le bistrot devant lequel on avait parqué les otages, il y en avait beaucoup dans nos villages à l’époque. Elle a vu la scène, elle a ouvert très courageusement la porte et a fait entrer l’un des otages, un très jeune gars, 14-1 5 ans. Puis, elle l’a refermée. Les Allemands ont tiré à travers la porte. Et moi, lorsque je suis arrivé, j’ai aperçu le sang qui coulait sous mes chaussures. C’était le sien. Le garçon, lui, a pu s’en sortir. Cet épisode m’aura marqué pour toujours, l’homme et l’écrivain. Sans aucun doute