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Parallèle n°6 - 1er trimestre 1998

Parallèle n°6 – 1er trimestre 1998

Propos recueillis par R Exposito, É. Massé et P. Hameury

Parallèles, précis de l’imaginaire n° 6- Le Polar, 1er trimestre 1998

Le populaire écrivain breton Jean-François Coatmeur, grand aventurier du roman policier, a bien voulu accorder à Parallèles, avec l’amabilité et la grande pertinence qui le caractérisent, une interview qui révèle un auteur pudique, intimiste et… surprenant. Il nous parle de lui, de ses romans, où certaines de ses histoires pactisent ouvertement avec le surnaturel, où le souffle du fantastique flotte comme une fragrance indicible. Bref, si l’aventure vous tente, laissez-vous porter par le verbe de Jean-François Coatmeur, découvrez un écrivain fabuleux (le mot n’est pas trop fort) dans toute sa simplicité.

Parallèle – Comment êtes-vous devenu écrivain ? Pouvez-vous nous retracer brièvement votre parcours ?
Jean-François. Coatmeur – D’abord une remarque préalable, j’ai toujours pensé, souhaité en tout cas, être écrivain. Toujours, je veux dire dès l’âge de onze ans, la fonction d’écrivain me paraissait tout à fait enviable. Naturellement je ne savais pas que j’allais devenir écrivain, mais j’avais déjà cette idée. Bien que mon milieu familial, extrêmement chaleureux, ne fût pas un milieu intellectuel, j’aimais lire, J’aimais écrire déjà et je rédigeais mieux que mes camarades. Je n’ai pas de mérite à dire cela, le don existe, j’avais plaisir à écrire, plaisir à lire. Je n’étais pas né dans un environnement culturel qui aurait pu expliquer cette disposition d’esprit. J’étais comme mes petits camarades qui étaient enfants d’ouvriers, de marins pêcheurs…

A Pont-Croix, François Mauriac était à l’index

Mais je rêvais devant telle page de Maupassant, en me disant comme j’aimerais écrire aussi bien, comme c’est beau. Je faisais les meilleures rédactions, qui étaient recopiées sur le cahier de l’école selon l’usage de l’époque.

P –  Le milieu scolaire a-t-il contribué à développer vos dispositions et à renforcer votre volonté de devenir écrivain ?

JFC – Mes études secondaires auraient pu être un étouffoir étant donné que j’ai été pendant 7 ans au collège de Pont-Croix, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’était pas très ouvert, une sorte d’autoclave mystique : nous étions coupés du monde, conditionnés dans la méfiance de la femme, l’obsession du pêché. Une culture générale très sélective. Je n’avais jamais lu, par exemple, un roman qui est devenu un de mes livres de chevet, Madame Bovary. On n’avait accès qu’à des extraits. François Mauriac était à l’lndex. Ne soyons pas injustes : ils m’ont appris les bases de mon métier d’enseignant, les lettres classiques. Ma vocation d’écrivain aurait pu s’y éteindre faute d’un environnement culturel digne de ce nom. D’autre part, une autre vocation semblait se dessiner pour moi : le sacerdoce. J’ai dit non après pas mal d’hésitations, conscient que j’allais peiner des êtres chers. Oui, une décision difficile à prendre, mais dont je me félicite encore aujourd’hui. Je dois rendre un hommage particulier à ma mère parce qu’elle a su ravaler sa grande déception et m’a demandé immédiatement ce que je souhaitais faire. Enseignant, c’est le métier que j’ai choisi et que j’ai d’ailleurs pratiqué avec beaucoup de plaisir jusqu’à la fin.

P – À quelle époque situez-vous vos débuts littéraires ?

JFC – Assez vite, vers 17 ans, j’ai écrit des petites saynètes. Pendant les vacances d’été je faisais du monitorat bénévole dans des patronages, catholiques bien sûr, j’inventais des chansons, des petites pièces, pour le patronage d’abord et puis j’en ai composé pour des troupes d’amateurs du Sud Finistère. Celle à laquelle je pense particulièrement n’était d’ailleurs pas de moi, c’était une adaptation d’une nouvelle d’Alphonse Daudet. J’étais très attiré par le théâtre. D’un point de vue pratique, j’ai tout d’abord voulu m’assurer l’aspect matériel, j’ai préparé et réussi le concours qui m’a titularisé. À ce moment-là je suis arrivé à Brest, en 1951. Je me suis marié en 52, j’ai eu ma petite fille en 53. Et c’est là que je commence à me dire : maintenant il faut que je songe réellement à écrire pour le public. Mon premier texte sera une pièce de théâtre, c’est assez logique.

P – Rien encore qui puisse annoncer votre succès futur dons le domaine du roman policier.

JFC -J’ai souvent dit que le destin d’un homme, et dans mon cas le destin d’un écrivain, tenait à très peu de choses, parce qu’il a suffi de quoi ? Cette pièce de théâtre, je l’envoie à quelqu’un qui est très connu en Bretagne, Hubert Gignoux, patron du « Centre Dramatique de l’Ouest ». Un sujet assez banal, traitant de la submersion de la ville d’ls. Vous voyez, j’aurais pu continuer. Mais ce ne fut pas le cas.

P – Comment avez-vous effectué la transition entre ce monde du théâtre et le roman, la fiction policière ?

JFC – Il se trouve que la première pièce qui va rencontrer un public ne sera pas une pièce au sens strict mais une pièce dramatique qui sera diffusée à Radio-Bretagne après avoir failli être jouée aux « Maîtres du Mystère » (en 1955 les radios étaient extrêmement florissantes). Ç’a été mon premier contact avec le public et j’ai eu un bonheur fou en entendant mon texte interprété par des comédiens professionnels. Mais il n’y aura pas vraiment de suite parce que l’enchaînement va se faire de manière assez curieuse. J’avais commencé à écrire un roman classique, autobiographique comme c’est souvent le cas pour un premier roman, où je développais des thèmes que j’ai d’ailleurs repris par la suite, par exemple le conflit entre la foi et la chair, le monde, la vie et aussi un premier bilan plutôt négatif de mes débuts dans l’enseignement. J’ai adoré mon métier et mes élèves mais je n’ai jamais vraiment été en phase avec l’institution, même si j’y ai conservé de bons amis enseignants.

Ma culture policière n’était pas extraordinaire

Ce roman était donc un peu le reflet de tout cela. Je l’ai relu il y a quelque temps et bien que j’y aie trouvé quelques jolies pages ça ne tenait pas la route à mon sens. En même temps, à la suite du « succès » de ma pièce radiophonique, je me suis demandé : pourquoi ne pas écrire une fiction policière ?

P – Vous aviez déjà une bonne connaissance de ce milieu ? Ou étiez-vous particulièrement attiré par ce genre ?

JFC – Non. J’écoutais « Les maîtres du mystère » pour ma détente. L’émission était très populaire alors et elle a duré longtemps. Je me suis mis à écrire pendant mes vacances pour m’amuser, en partant d’un fait divers atroce qui s’était passé dans la région de Douarnenez. J’avais assez le sens du théâtre, mais ma culture policière n’était (et n’est toujours) pas extraordinaire. J’avais lu pas mal de Masques, Agatha Christie, Stanislas André Steeman. Je crois que je ne connaissais rien d’autre. Ne parlons pas de Simenon que je mettrai des années avant d’aborder. Je ne connaissais donc quasiment rien, ce qui fait que le livre que j’ai écrit était très fortement inspiré du style « meurtre, enquête, reconstitution finale et coup de théâtre final ». C’était un jeu, un jeu intellectuel.

P -Quelque chose de très classique en somme…

JFC – Oui, mais avec déjà des changements : mon personnage n’est pas un flic ordinaire, il n’aime pas son métier, il est sensible au point de faire passer, au dénouement, le sens de l’humanité avant la stricte application de la loi. On ne peut pas dire que cela corresponde au moule traditionnel. Nous sommes en 1957. Les deux romans, ce roman, et le roman autobiographique cité plus haut, vont faire le tour de plusieurs éditeurs et être refusés. Pour le roman classique je renonce assez vite. Je crois un peu plus au roman policier peut-être parce que j’ai déjà une expérience dans ce domaine. Mais je suis frappé par le fait que l’on me dise « ce n’est pas un roman policier ». J’envoie le texte à deux hommes : Pierre Véry et Thomas Narcejac. Là aussi mon destin aurait pu diverger. Pierre Véry, aujourd’hui trop oublié m’écrit une lettre extraordinaire. « J’ai lu votre livre et je le trouve bon, je trouve que littérairement il n’est peut-être pas assez poussé mais que, par contre, pour un policier il est trop littéraire ». Il termine ainsi : « Voulez-vous un conseil ? Vous en ferez ce que vous voudrez : aux oubliettes définitivement le roman policier dont on porte la marque infamante marquée au fer rouge sur le front et qu’on traîne comme un boulet toute sa vie une fois qu’on y est entré. Ne faites pas comme moi. Dieu sait pourtant combien j’ai joué sur les marges pour m’en sortir. Consacrez-vous à une vraie carrière littéraire ». Jacques Baudou préparait un travail sur Pierre Véry et quand je lui ai parlé de cette lettre il m’a demandé de la lui communiquer, il a été stupéfait. Voilà un auteur qui avait réussi, un romancier quand même connu et très apprécié, également scénariste de renom et qui me disait au soir de sa vie – il est mort deux ans plus tard : « Ne faites pos comme moi ». Cette suprême et étonnante confidence, aujourd’hui encore, continue de me troubler.

Un écrivain qui écrit

P – Et Thomas Narceiac ?

JFC – Son nom m’a été donné par un libraire. Thomas
Narcejac était professeur de philosophie à Nantes. Après avoir écrit des romans maritimes, il avait conquis la célébrité en signant avec Pierre Boileau des policiers, dont Celle qui n’était plus (Les diaboliques au cinéma). J’envoie mon manuscrit au lycée. Il me répond (il y aura des centaines d’autres lettres par la suite) et me dit qu’il a lu le livre, qu’il apprécie que je me mette entièrement dans mon ouvrage. Il en remarque la sensibilité, la sensualité. Il ne me cache pas qu’il est plein de maladresses, ce qui n’est pas étonnant pour un débutant, que c’est trop littéraire, qu’il faut apprendre à faire court, efficace. « N’essayez pas d’être édité à tout prix, sachez attendre, soyez patient, persévérez et travaillez, travaillez ». Je suis allé à Nantes avec ma femme (et referai souvent ce trajet) et j’ai été reçu par un homme charmant. Il m’a dit que mon avenir c’était le roman criminel… Hubert Gignoux m’avait assuré que c’était le théâtre !
P – Ce roman sera finalement publié ?
JFC – Pas aussitôt. C’était en 58. À ce moment je pars en Afrique pour cinq années. Ne pas y voir la conséquence d’une déconvenue d’auteur. Non, nous avions besoin de changer d’air et nous trouvions que Brest était une ville où il y avait trop de pluie… quelle idée ! Nous recherchions le soleil, le dépaysement, une forme d’aventure en somme. J’ai passé en Afrique cinq années très agréables, pendant lesquelles j’ai peu écrit. Juste quelques esquisses, que je retrouverai après d’ailleurs, mais j’ai aussi repris mon roman policier et comme on me disait qu’il était trop littéraire je l’ai sabré, raccourci et, je crois, châtré. Je l’ai envoyé au Masque.

Avoir deux livres derrière vous c’est pire que de n’avoir pas écrit

Trois semaines plus tard, réponse positive. Le livre paraîtra en 1963, année où je décide de rentrer, en partie pour des raisons littéraires, l’Afrique n’étant pas l’endroit le plus propice pour mon travail. Je reviens donc en France, je reprends contact avec Narcejac qui me dit « Le Masque, ce n’est pas votre genre, il faut préparer un texte pour Denoël qui aime beaucoup les histoires écrites » Je compose alors un livre dont j’avals jeté les bases en Afrique et je le soumets à Denoël par l’intermédiaire de Narcejac. Ce livre paraît donc chez Denoël en 1964 dans la collection « Crime-Club », une collection au format de poche, joliment présentée.

P – Votre carrière est ainsi lancée ?

JFC – J’ai deux livres parus, je commence à être un peu connu, comme on peut l’être dans sa région. Le rédacteur en chef du Télégramme m’a consacré un très joli billet en première page et je commence à me dire ça y est, je suis lancé. Je prépare un troisième livre. Et puis, il va y avoir quatre années où rien ne marche, pendant lesquelles j’écris des livres qui me semble aussi bons que je présente à Denoël sans succès. Narcejac me conseille de prendre un agent. Je m’offre donc un agent parisien qui ne me servira absolument à rien. Quatre années ! Je dis souvent que c’est la période où j’ai montré que j’avais peut-être du caractère et que je continuais à croire en mon étoile. Je pense que beaucoup se seraient découragés. Avoir deux livres derrière vous c’est pire que de n’avoir pas écrit. Vous êtes confrontés constamment aux questions de vos relations, de vos amis, de votre famille, du milieu de travail, des questions qui sont dictées quelquefois par la sympathie : « Et le prochain c’est quand ? » ou d’autres non exemptes de malignité. C’est très dur. Heureusement, j’ai le soutien moral de Narce.iac, qui ne me ménage pas ses encouragements : «Il faut vous accrocher ». J’écris donc un autre livre, le deuxième à paraître dans la collection « Crime-Club », qui s’appelle Aliéna. Nous sommes en l968. Depuis, ma carrière s’est déroulée de manière régulière, chez Denoël jusqu’en 1983.

P – Époque à laquelle vous changez d’éditeur. Pour quelle raison ?

JFC – Le manque de sens diplomatique du directeur de l’époque fait que j’émigre alors chez Albin Michel, et je m’en réjouis parce que j’ai fait alors un bond en avant énorme’ J’ai obtenu « Le grand prix de la Littérature Policière » en 1976 pour Les Sirènes de minuit et le « Prix Mystère de la Critique » en 1981 pour La Bavure. Je ne renie pas les années passées chez Denoë|. J’y avais des amitiés et je les ai quittées avec un pincement au cœur pour aller vers une plus grande maison où je ne connaissais presque Personne. Mais je n’ai pas perdu au change, très vite j’ai vu mes tirages augmenter de façon très importante. Je ne parle pas seulement des avantages matériels, mais également du point de vue de la notoriété. Je ne regrette donc absolument pas le virage pris en 1983.

P – Et avec la renommée viennent la télévision et le cinéma…

JFC –… qui m’ont apporté des satisfactions, c’est sûr, mais aussi fait découvrir une vie pour laquelle il faut avoir le cœur bien accroché. Je pense à ces nombreux projets avortés. Pratiquement tous les livres de chez Albin Mlichel ont bénéficié d’un achat ferme. Il y en a un qui a fait l’objet d’un film de cinéma, La Nuit rouge. Mais il était tellement raté, qu’il n’a jamais été diffusé, ce dont je suis d’ailleurs ravi. Il a été interdit de diffusion, non pas parce qu’il était mauvais, mais parce que nous souhaitions, l’éditeur et moi, qu’il ne soit pas montré et que nous avons pu profiter d’une défaillance financière du producteur pour lui enlever les droits d’exploitation.

P – Avez-vous des projets d’adaptation en cours ?

A son domicile brestois

JFC – L’un vient de capoter, -après trois ans de péripéties en tout genre. Des Feux sous la Cendre, adapté par Caumont pour TF1, c’était quelque chose de sérieux. Au mois de décembre on m’a remis le scénario et je n’ai pas reconnu mon enfant… du tout. On en avait fait un téléfilm qui en valait 50 OOO autres. Avec pourtant de bons adaptateurs. Au mois de mai ils voulaient l’étaler sur deux épisodes d’une heure et demie et puis ils ont passé la main. J’ai compris à ce moment-là que je ne pourrais pas espérer avant longtemps avoir une adaptation à la télévision, tant que les conditions seront celles qui sévissent actuellement. Je fais des livres qui ne peuvent se prêter qu’à ce que l’on appelle des « unitaires » alors que la mode est aux séries. Et comme il n’y a pas 36 chaînes… Peu de chances d’adaptation donc, à part le cinéma peut-être, mais pour la télévision je n’y crois plus. Actuellement on prépare Des Croix sur la mer, mais là c’est autre chose, ce n’est pas un roman policier au sens strict du terme. J’ai davantage confiance parce que ce n’est pas soumis aux mêmes critères. Et puis ça changera peut-être, j’espère que ça changera.

P – Une mauvaise adaptation télévisée peut-elle nuire à l’écrivain ?

JFC – Sans doute. Un projet abandonné également. Le risque c’est qu’un sujet soit grillé pendant un certain temps parce que Paris est un grand village, dans le domaine du cinéma. On gâche trois ans, quatre ans et en plus on peut craindre que pendant quelque temps encore, sur la lancée, personne ne veuille retenter l’aventure. Voilà, ça fait partie du jeu, des joies et des déceptions, des moments de tension aussi, qui peuvent nuire au travail de l’écrivain.
Pour Des Croix sur la mer je connais bien l’adaptatrice. Elle a aimé ce livre dès le départ et elle avait prévu de s’y atteler dès qu’elle aurait achevé ses travaux en cours. Elle a déjà trouvé le producteur, la chaine, le premier rôle. Ça me paraît une entreprise solide. On verra, après tout, je suis écrivain, pas cinéaste. C’est un prolongement important et intéressant mais pas essentiel.

Je plaçais mon itinéraire sous le patronage de Graham Green

P – Revenons si vous le voulez bien au policier. Vous nous avez révélé beaucoup de choses et…

JFC – …Il y a quelque chose qui n’a pas été dit. J’ai montré que mon parcours aurait pu être très différent. .J’ai gardé le texte d’une conférence des années 60. Il est pour moi intéressant. J’avais trois livres derrière moi, je ne savais pas du tout ce qu’allait être mon avenir. Et j’ai expliqué comment j’étais arrivé au roman policier, un peu comme je viens de le faire avec vous, c’est-à-dire un peu accidentellement grâce à la rencontre d’un homme qui a su être plus persuasif qu’un autre. Et je plaçais mon itinéraire sous le patronage de Graham Green. Je trouvais qu’il y avait des convergences entre lui et moi, comme je trouvais aussi dans un autre domaine que j’avais des points communs avec François Mauriac. Qu’il y avait notamment l’éducation religieuse. Quand on parle du conflit entre la foi et la chair, on peut dire que Mauriac n’aurait pas existé s’il n’y avait pas eu ce conflit dans son éducation. Graham Green aussi avait eu une éducation religieuse. Il avait voulu donner à ses livres, dans lesquels il abordait des problèmes essentiels, la grandeur et la faiblesse de l’homme, le conflit entre l’ange et la bête, la forme d’un roman d’espionnage ou policier.
Je dis dans cette conférence de, 1960 que je voudrais suivre son exemple, puisque le hasard a voulu que je sois engagé dans la voie « policière ». De la même façon, bien que je me sois séparé de lui bien après, la lecture des livres de mon ami Narcejac m’a montré qu’on peut faire des choses qui accrochent et en même temps, par leurs qualités d’écriture, qui appartiennent à la littérature.

P – C’est-à-dire utiliser un média « populaire » au service d’un récit plus ambitieux ?

JFC – Il y a un peu de cela effectivement. Je pressentais que quand je me sentirais assez sûr de moi j’irais plus loin encore, c’est-à-dire que je serais vraiment moi-même. C’est-à-dire que je dirais non à ce moment-là à Narceiac, qui sentait tourner le vent, et à Robert Kanters qui m’avait écrit aussi en 1973 pour me mettre en garde contre le fait que je m’essaye dans le roman psychologique, choix qui d’après lui risquait d’être dangereux pour Ia suite de ma carrière et c’était un critique littéraire très connu INarcejac également s’inquiétait. ll me disait « le roman policier doit être un galet lisse. L’auteur ne doit pos y montrer le bout du nez ». Doit… ne doit pas… qui avait décidé cela ? Malgré mon affection pour lui, j’ai pris mes distances. Un galet lisse ? Moi je préférais le chaos !

P – Peut-on situer cette évolution dons votre ouvre, cette prise de liberté par rapport ou genre ?

JFC – Pour moi le « schisme » ça a été en I 975 avec Les Sirènes de minuit, publié en 1976. J’avais écrit là quelque chose qui n’avais pas l’assentiment total de mon ami. Après l’avoir lu, et avant que le roman ait le prix, il m’avait dit « Ç’aurait été beaucoup plus vraisemblable si vous l’aviez situé en Irlande ». Moi je prétendais que les choses qui s’étaient passées au Chili en 1973 pouvaient bien se passer en France. A l’époque, le Front National faisait 0,5%… Il y a eu une fameuse évolution depuis. Je me disais que le Chili était un pays démocratique, Allende avait été élu démocratiquement. Il avait commis des erreurs bien entendu mais il avait contre lui surtout la CIA, les intérêts économiques de l’Amérique… Je suivais avec beaucoup d’attention l’aventure chilienne et son cortège de misères et d’honneurs et j’ai voulu la transposer en France. C’est sûr que j’étais loin des préoccupations de Narcejac, je prenais parti, je m’engageais.

À partir de ce livre qui a eu beaucoup de succès, qui a entraîné des réactions très contrastées aussi, j’ai essayé de conserver cette approche plus personnelle. Dans Le Mascaret, paru en 1977, c’est le problème du pays basque. Il y a eu La Bavure qui critique une certaine bourgeoisie. Il y a eu Morte Fontaine. Et puis La Nuit Rouge qui a fait grincer des dents à Brest et qui ne m’a pas valu, après les Sirènes de minuit, l’adhésion de la Marine Nationale, c’est le moins que je puisse dire ! Mais avec le temps les points de friction se sont estompés et c’est tant mieux. Quand j’écrirai Narcose qui se passe dans le milieu de la Marine Royale, j’écrirai un livre qui n’est pas du tout un livre polémique. J’avais décidé de me mettre dans la peau de gens de la marine, mais essentiellement je me permettais d’avoir une opinion négative sur les intérêts supérieurs, type spécial défense… ces monstres froids qui sont même au-dessus de l’État.

La Danse des Masques partait de l’idée que tous les hommes portent un masque et qu’on a plusieurs visages, que le mal absolu n’existe pas, que chaque homme est porteur de parcelles de bonté ou de vérité. Finalement ce n’est pas, un ouvrage manichéen comme on me l’a dit quelquefois, bien au contraire. J’y traite également des problèmes d’éducation que j’ai repris dans mon livre Des Feux sous lo Cendre, l’importance, par exemple, d’un geste sur un enfant qui peut le poursuivre toute sa vie. Je me penchais aussi sur le débat des prêtres, fait de société qui me paraît très important.

Pour moi, le roman c’est Antigone et Créon

Je reviens à une observation précédente. Plusieurs des thèmes que j’ai abordés se sont trouvés postérieurement dans l’actualité. Je pense aux Sirènes de minuit : qui aurait prévu en 1975 une telle poussée du Front National ? D’accord, le Chili n’est pas la France, mais on ne peut soutenir que ma prospection de l’époque relevait d’une imagination délirante. Citons encore la pédophilie par exemple. Quand j’ai écrit Des Feux sous la Cendre, on n’en parlait guère ; « la pratique » existait bien sûr, mais elle n’était pas dans l’air du temps.

P – L’écrivain est un observateur du monde ?

JFC – Un petit peu, oui, je n’ai pas conscience forcément que ça va se produire, mais on m’a fait remarquer que parfois j’avais un peu anticipé sur des choses qui sont avivées. J’ai plaisir à écrire des histoires. Quand je réussis de bonnes scènes d’atmosphère, de suspense, je suis très content. Mais si je n’étais que cela, un amuseur, je ne serais pas heureux. Il y a des choses que je veux dire à ma façon, un témoignage qui vaut ce qu’il vaut mais auquel je tiens.
L’avantage d’une collection policière c’est qu’elle est porteuse, il y a tellement de romans qui se perdent dans les marais. Je sais que j’ai un lectorat extrêmement divers et fidèle.

P – On y revient donc : utiliser le roman policier pour révéler outre chose, pour aller au-delà de la « simple intrigue », n’est-ce-pas ?

JFC – Comme je l’ai déjà dit je trouve très honorable d’écrire des romans de pure détente. Simplement, par tempérament, je souhaite aller plus loin, toucher aux problèmes de société et, plus encore, aux problèmes humains qui vont au-delà. Pour moi, le roman c’est Antigone et Créon, le destin de l’homme, la vie, la mort, ce qui se passe après, le conflit entre l’individu et l’État, l’éternelle aventure du couple.

P – Que pensez-vous du roman policier actuel ?

JFC – Il y a des phénomènes de mode qui sont assez extraordinaires. Mary Higgins Clark est immensément populaire en Amérique, au Québec c’est pareil, en France elle a des tirages ahurissants. Patricia McDonald n’est pas encore arrivée à ce niveau en France, mais elle est sur la voie et elle est plus jeune. Il y a aussi Patricia Cornwell dont j’ai lu trois livres. Je n’ai pas envie, pour le moment, de lire le quatrième. Par contre, je n’ai jamais été fatigué par Patricia Highsmith ; c’est hyper documenté au niveau du monde de l’informatique et de celui des médecins légistes. C’est là que j’ai appris que les fibres avaient une telle importance dans les enquêtes criminelles.
Je suis en train de lire un Tom Clancy. Une connaissance exceptionnelle du fonctionnement des services secrets, ça m’épate, mais alors quelle haute opinion des Américains, cette idée qu’ils sont les meilleurs du monde ! Le héros est un tendre, les parties tendresse sont « gnangnan » au possible, mais j’admire la richesse de la documentation. J’ai lu aussi un Ellroy, que je ne connaissais pas, à ma grande honte, Brown’s Requiem. J’ai trouvé le livre très intéressant, là il y a un ton, beaucoup d’invention.

Je préfère Roman noir à Polar

J’ai lu Jérôme Charyn, très amusant ce petit monde juif, c’est loufoque absolument… Il y a un style très personnel.

Je vous donne des exemples, je picore. Je relirai surement d’autres Charyn, d’autres Elroy. J’ai hâte de terminer le Tom Clancy, je n’en consommerai pas d’autre avant longtemps. Le roman français ? J’en lis tellement peu ! Si je vous cite un nom, je serai injuste parce que pourquoi celui-là et pas un autre ? Le roman policier est une véritable nébuleuse, c’est un domaine très riche.

P – Vous semblez détester l’appellation de « polar ». Pourquoi ?

JFC – Je me suis déjà si souvent exprimé à ce sujet. Même au Québec ils savaient que je n’aimais pas le mot polar. À tort ou à raison, ce vocable a pour moi une connotation péjorative. Je continue à penser que le roman policier à fortiori si on le baptise du nom de polar, continue à être considéré comme un sous-genre par beaucoup de personnes, quoi qu’elles disent, même quand elles prétendent le contraire. Vous ne pourriez pas écrire un autre livre ? Combien de fois j’ai entendu Ia rengaine I

P – Et l’expression roman noir ?

JFC – Je préfère. Mais cette dénomination est elle aussi discutable, parce qu’il y a eu des romans noirs qui n’étaient pas des romans policiers, des romans de Zola par exemple. Mais enfin on pourrait s’entendre sur une réalité actuelle. Là il n’y a rien de péjoratif dans l’expression. Il me semble que je ne suis pas le seul à le penser. Ma réaction traduit un sentiment très profond. J’ai beaucoup souffert de l’apparentement fréquent entre le policier et le polisson. Dans certaines collections, naguère, on trouvait sur toutes les couvertures des femmes dénudées. Ce n’était pas vraiment érotique. D’ailleurs, c’est par l’érotisme que, paradoxalement, ces mal-aimés des lettres entretiennent parfois une certaine image artificielle de leur art.

P – Qu’entendez-vous par « image artificielle » ?

JFC – Une image archaïque. ll y a toute une mythologie du roman policier et elle a la vie dure. Un exemple : j’étais allé à Rennes pour une émission de télévision où était présenté l’un de mes livres, et l’interviewer, qui pense bien faire, a prévu une mise en scène : un comptoir de bistrot, une fille en bas noirs qui fume une cigarette dans la pénombre… Aucun rapport avec mon texte. Mais pour lui le roman policier c’était cela. Cette vision réductrice et, au fond, très méprisante, est fort répandue chez les tenants de la littérature dite « noble », dont la condescendance n’a d’égale que la jalousie qu’ils nous témoignent pour nos tirages.

P – Pouvez-vous nous parler de vos projets ? Je crois qu’au mois de novembre doit paraître un recueil de nouvelles, La Porte de l’Enfer ?

JFC –Non, paraît effectivement début novembre 97 La Porte de l’Enfer, mais c’est un roman… Je viens d’expédier samedi ma dernière nouvelle pour un recueil qui doit paraître en 98, toujours chez Albin Michel. Il y a donc deux livres. Pour le livre de nouvelles, je suis doublement content parce que les conditions dans lesquelles s’est fait cet ouvrage sont assez rares. Les nouvelles étaient dispersées dans des revues, des anthologies etc. Un fervent lecteur, Jean-Paul OIlier, directeur du collège Saint-Marc Brest, a pris l’initiative de les rassembler et d’en proposer l’édition à Albin Michel. Lequel a accepté et m’a demandé de préparer quelques textes complémentaires. J’ai donc composé cinq autres nouvelles au cours de cet été.

P – Comment avez-vous appréhendé cet exercice ?

JFC – C’était pour moi une première. La difficulté était de quitter une nouvelle et aussitôt d’en commencer une autre. J’avais dans mes dossiers des notes, des idées de romans, très brèves, réduites parfois à une simple ligne ou un titre. J’ai trouvé la gymnastique ardue et passionnante.

P – Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur La Porte de l’Enfer ?

« La porte de l'enfer », 1997- Albin Michel - Collection: Spécial suspense

JFC – Cela se passe à Morlaix et dans la région de Brennilis, près de la centrale atomique. On parle de la centrale atomique mais ça n’est pas du tout un ouvrage à la Tom Clancy hyper documenté. Non, il se trouve que la centrale atomique est placée dans la région des tourbières de « Yeun Elez » qui est, dans la légende, considérée comme une « Porte de l’Enfer ». Il y a donc toute une réputation sulfureuse et maléfique qui plane sur les tourbières et le fait d’avoir construit la centrale atomique sur ce site me semble symbolique. Un symbole de mort, on peut le dire.

P – Vous êtes considéré comme la référence française dans le domaine du Polar, pardon, du roman noir. Comment considérez-vous une littérature comme celle de la science-fiction ?

JFC – Je me mets à genoux tellement je suis ignare ! Orwell, Bradbury, la pauvreté de mes repères en la matière est consternante ! Je n’ai pas de raison de ne pas la connaître parce que ce que j’ai lu m’a beaucoup plu et je m’en veux d’avoir pu laisser de côté des sources de plaisir et d’enrichissement comme la science-fiction. C’est par hasard que j’ai lu un livre d’Andrevon, Le Travail du Furet à l’intérieur du Poulailler, que j’ai beaucoup aimé. Mais je n’en ai pas lu d’autre, j’aurais dû. J’ai découvert aussi un roman de Jean-Marc Ligny, La Mort Peut Danser, parce qu’il était dans une sélection pour un prix. J’ai beaucoup aimé mais je n’ai pas trouvé le temps de lire d’autres livres de lui. Je n’ai donc pas d’opinion et si j’en avais une elle serait plutôt favorable au regard de ce que j’ai lu. Surtout que là aussi on peut tout à la fois intéresser et accrocher en abordant beaucoup de problèmes. Pour moi il y a de bons et de mauvais romans, c’est ça le critère en littérature.

Plus personne n’ose mettre en doute les qualités littéraires d’un Raymond Chandler, notamment cette force de concision que l’on retrouve également chez d’autres auteurs américains. J’ai lu Chandler très tard, mais j’ai lu tous ses romans. Peu nombreux d’ailleurs, mais d’une grande qualité.

P – Et les auteurs contemporains ?

JFC – Ici encore, ma science est modeste. Ce ne serait pas équitable de privilégier un auteur alors que je ne connais pas suffisamment le genre. Je découvre, au fil des ans, des auteurs que je ne connaissais pas, Charyn par exemple. C’est pareil pour les français. J’ai lu quelques Daeninckx. J’apprécie particulièrement l’homme et les idées qu’il véhicule. Quelqu’un que j’aime beaucoup c’est Sébastien Japrisot, mais il écrit trop peu c’est un gros paresseux (sourire) et un auteur bourré de talent. Piège pour Cendrillon, Compartiment tueurs, L’Été meurtrier… Un être charmeur, très affectueux. Je l’aime bien.

P – Mike Resnick, un des sommets de la littérature de science-fiction américaine nous confiait que le SF/Polar n’était rien d’autre qu’un Polar soumis à d’autres lois spatiales et temporelles ? N’est-ce pas finalement toujours la même histoire ?

JFC – Oui bien sûr. Je ne peux qu’être en phase avec cet auteur américain. C’est une évidence.

P – Vous n’êtes pas un amateur de science-fiction ou de fantastique, au sens propre du terme. Pourtant bien des éléments évoquant le fantastique se trouvent présents dans vos romans. N’y a-t-il pas là quelque chose de contradictoire ?

JFC – La présence diabolique est manifeste dans mon avant-dernier roman Les Feux sous la Cendre où le feu est aussi non seulement le feu de l’Enfer, mais aussi celui que nous portons tous en nous, sans oublier, bien-sûr le feu matériel. Il y a un incendie dans le livre. Quant au dernier roman La porte de l’Enfer (voir plus haut), je vous dirais que c’est évident. Il y a la croyance au surnaturel dans les personnages du roman. La porte de l’Enfer évoque les légendes : nous sommes donc dans le fantastique au lieu-dit « Yeun Elez » : tourbières en Brennilis. Lieu de la centrale atomique (qui renforce cette présence maléfique), et qui dans les légendes avait la réputation d’être hanté, d’être une porte qui s’ouvre sur l’enfer. C’est donc un contact avec le fantastique, Présent au second plan dans mon roman. Les manifestations du maléfisme sont donc nombreuses et imprègnent les lieux et les personnages.

Un autre de mes romans, les Sirènes de minuit, comportait une certaine prophétie où il s’agissait de présenter, disons, certaines préoccupations sociopolitiques. Une transposition chilienne, au temps d’Allende, située à Brest. Il y a ainsi une certaine prémonition de la montée du Front National et du danger qu’il représentait à une époque où ce parti ne récoltait que quelques pourcentages dans les sondages d’opinion. Il existe pour moi une autre dimension fantastique. Une projection dans l’avenir que j’ai ressentie comme une véritable libération. Les problèmes qui me préoccupaient alors se déchargeaient d’eux-mêmes. Mes romans et les personnages que je mettais en situation avaient ainsi une fonction de délivrance.

P – Vous insistez sur l’idée de projection associée à une libération, une réhabilitation : vous n’ovez jamais été tenté d’introduire ces éléments dons un genre comme celui de l’anticipation ?

JFC – Une projection sur l’avenir, différente de celle des Sirènes de minuit ? J’ai été sollicité à plusieurs reprises par la talentueuse et regrettée Elisabeth Cilles (Présence du futur, Denoël) … à plusieurs reprises. Écrire de l’anticipation… non, je ne le fais pas pour des raisons de temps. À cause de mon rythme de travail. Mais ce serait très intéressant au niveau de l’écriture.

Des croix sur la mer : mon roman le plus achevé

P – Parmi vos propres ouvrages, quels sont ceux qui retiennent votre préférence ?

JFC – J’aime beaucoup les Sirènes de Minuit, parce que le livre constitua un tournant de ma carrière parce qu’il a pour cadre la ville de Brest que j’ai adoptée, pour des tas d’autres raisons. Yesterday, bien que ce ne soit pas celui qui ait eu la meilleure fortune commerciale. J’y ai mis beaucoup de tendresse, avec des êtres que tout sépare et qui vont être réunis dans la mort et une fin apaisée. La Nuit Rouge parce que j’ai eu plaisir à y traiter de thèmes qui me sont chers à savoir le racisme, l’intolérance, parce que c’est un roman d’amour total qui se joue des barrières sociales.

« Des croix sur la mer », 1991 - Albin Michel

Mais mon préféré n’est aucun de ceux-là. C’est celui qui est le plus écrit sans doute, celui que j’ai porté en moi pendant 15 ans… Pour de nombreuses raisons c’est une véritable autobiographie fictive. Des Croix sur la mer est aussi le livre le plus expérimental, quoique je n’aime pas ce mot. Je me suis permis dans ce livre des techniques de construction que je n’utilise pas beaucoup, des ruptures de ton très complètes, des retours en arrière et des anticipations aussi, des projections dans d’autres lieux, un mélange de scènes réalistes et oniriques. Cela a dérouté quelques lecteurs. Le roman n’était pas destiné à une collection policière. Mais pour moi, cette œuvre est une partie de moi-même. Il y a ce destin… tragique… ce destin qui réunit. Ce destin qui évoque une expérience personnelle, vécue durant la deuxième guerre mondiale. J’avais 18 ans ! Une épreuve qui a duré 7 heures… le bilan d’une vie en 7 heures… Tragique… Mais cette œuvre est aussi celle du rachat, de la réhabilitation. Pour moi, il s’agit incontestablement du roman le plus achevé que j’aie écrit Des êtres chers y sont évoqués, des parents…des lieux morts. Je devais écrire ce roman. Une délivrance. La guerre est présente mais ce n’est ni un roman sur la guerre ni de la guerre. Elle est là parce que c’était le moment même de l’histoire. Elle est incontestablement le révélateur de la condition humaine. J’aime aussi Des Feux sur la cendre… et mon dernier enfant, La porte de l’enfer… et puis tous les autres.

P – Difficile de poursuivre après de telles évocations… mais revenons, si vous le voulez bien, à la littérature. Quelles sont vos lectures préférées ?

JFC – J’ai un coup de cœur, qui est relativement ancien, coup de cœur dans la mesure où l’ai lu trois fois le livre, ce qui ne m’arrive quand même pas très souvent. C’est une œuvre difficile qui s’intitule Au-Dessous du Volcan, de Malcom Lowy. ll a une telle richesse, une telle épaisseur ! À la deuxième lecture j’ai appris beaucoup de choses et à la troisième encore plus. Il y a un beau roman d’amour, il y a des références à la guerre d’Espagne il y a la lâcheté humaine l’alcoolisme, il y a du fantastique des symboles, des signes. C’est l’un des livres qui m’a le plus marqué.

Ceux que je vous citerais maintenant le seront un peu au hasard : Graham Green Mauriac Bernanos. Parmi les auteurs actuels j’aime assez Patrick Modiano Le Clézio mais pas tout Le Clézio… Je pourrais vous citer aussi Patricia Highsmith dont je me sens assez proche.

Le grand livre pour moi c’est Madame Bovary. Il m’a servi souvent à répondre aux personnes qui critiquaient le roman policier en disant qu’il n’est pas un roman authentique parce qu’il est écrit à l’envers, l’auteur connaissant la fin avant de commencer à écrire, alors que dans le vrai roman l’écrivain est spontané, se laisse porter par l’inspiration. Il existe différentes formes de créations littéraires et je cite toujours Madame Bovary, dont je connais bien la genèse. Je possède 70 pages de scenarii où tout est découpé. Flaubert a travaillé comme un scénariste de cinéma, la fin du roman existait déjà avant qu’il écrive la première ligne. Mais si je suis un inconditionnel de ce livre ce n’est évidemment pas seulement pour ces raisons. Je goûte beaucoup l’écriture de Flaubert qui cultive la passion des mots, jusqu’à les soumettre à l’épreuve du gueuloir. J’admire le souci qu’il avait de remettre cent fois sur le métier son ouvrage, sa lenteur d’écriture. Oui, je révère cet homme qui passa cinq ans à écrire un livre ! Pour moi c’est un modèle. Ce n’est même plus un coup de cœur, c’est une très vieille affection.
Mauriac aussi, mais c’est l’homme autant que l’écrvain. Ma sensibilité ne me semble pas tellement éloignée de la sienne, ce frémissement dans l’écriture qu’il y a dans Mauriac j’ai la faiblesse de croire que quelquefois, dans mes meilleurs moments je le fais passer un peu dans mes livres : ça peut être la révolte, l’attendrissement. Ce que je reproche justement à trop de livres c’est une sorte de neutralité. Une richesse sur le plan de l’analyse, voire de la documentation et une sorte d’impassibilité. Un roman sans âme qui ne touche pas, pour moi j’ai du mal à croire que ce soit un vrai livre. J’ai peut-être tort.

P – Quels conseils donneriez-vous à un jeune écrivain ?

JFC – D’abord d’écrire, puisqu’on a envie d’écrire. Ensuite de garder la tête froide, de prendre des conseils et d’accepter les critiques. Narcejac m’a écrit des choses relativement dures, tout au moins sévères, et je suis content qu’il l’ait fait il avait raison. Il y a une marge entre être doué en lettres et écrire un texte littérairement au point, une marge énorme. Et j’insisterais sur le travail et la persévérance. Je travaille beaucoup, et même maintenant je considère que je suis toujours un apprenti. Quand on me demande la recette je réponds que je ne la connais pas. Il y a des difficultés que j’ai appris à maîtriser avec le temps, même inconsciemment. Mais je me sens encore bien démuni, nullement « arrivé ».

Est-ce qu’un auteur qui a un véritable talent et les vertus que j’ai citées peut ne pas être édité ? J’ai du mal à croire qu’un tel auteur ne réussisse pas, même s’il a plus de mal que d’autres, parce qu’il y a des conditions qui sont défavorables, le fait de vivre en province par exemple. Habiter loin de Paris n’empêchera pas un auteur d’être reconnu, mais je dirais qu’en matière de promotion l’éloignement est un handicap certain.

Jean-François Coatmeur devant le port de Brest

Jean-François Coatmeur devant le port de Brest

[Mise à jour : 2 novembre 2022]