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Animation : Patricia Mevel
Mercredi 09 février 2000, 20h30. Nous avons le plaisir de recevoir Jean-François Coatmeur qui avait tout de suite accepté notre invitation. Afin d’en apprendre encore un peu plus sur notre célèbre concitoyen, nous avons fait appel à Jean-Paul Ollier, un de ses amis de longue date, à l’initiative duquel nous devons la publication de Ballet Noir, le tout dernier Coatmeur. En effet, c’est lui – et non pas l’auteur – qui a eu la judicieuse idée de proposer à Albin Michel d’éditer ce recueil de nouvelles.

Voir la présentation de Jean-Paul Ollier (à venir)

A son domicile brestois

A son domicile brestois

Qu’est ce qui, au départ, vous attirait dans l’écriture ? Ce désir d’écrire a-t-il été aiguisé par les lectures que vous aviez enfant ?
Jean-François Coatmeur : J’ai gardé le souvenir de la lecture, en classe, d’une page d’un conte de Maupassant. Cette lecture se faisait entre 11h30 et midi et des parfums de cuisine me parvenaient du rez-de-chaussée. Or c’était une scène où un paysan rentre de la foire et va prendre un grand pain fariné. Il le coupe, il ratisse des miettes sur la table. Moi ça me donnait faim ! C’est une des raisons sans doute pour lesquelles j’ai retenu cette page, pas seulement pour des raisons littéraires !

Même après tellement d’années, je me sens aussi peu sûr de moi

J’ai souvent attiré l’attention sur le fait que je n’étais pas spécialement préparé à aimer lire ni à aimer écrire. Lire encore…mais écrire, je n’avais pas de milieu culturel dans ma famille, pas de dictionnaire, pas de bibliothèque, (je précise que mes parents étaient des êtres chaleureux, respectant le savoir et l’instituteur qui le représentait à l’époque, c’était essentiel mais rien ne me destinait à écrire). Or dès mes premiers balbutiements, dès 11 ans, j’écris mieux que les autres ! Pour moi, c’est un mystère. Le don existe. Ce don-là, je n’ai aucun mérite à l’avoir reçu. Qu’en ai-je fait ? c’est souvent ce que je me demande. J’ai eu ce don car j’étais meilleur que mes petits camarades issus du même milieu modeste, au point qu’au début ils ont cru que je trichais, que j’allais chercher mes lignes dans les livres des auteurs de la bibliothèque de l’école.

Comment construit-on un roman policier ? Est-il nécessaire de partir d’un squelette, de monter un scénario ou bien est-ce que cela vient comme ça, tout naturellement ?

Jean-François Coatmeur : Je ne peux pas répondre dans l’absolu. Il y a toutes sortes d’approches. Pour caricaturer, il y a l’écrivain qui se frappe le front et pond (je n’aime pas trop ce mot) son travail en quelques heures sans plan J’admire et je me tais… Je ne suis pas de cette espèce là. Moi j’ai besoin de beaucoup préparer ce qui deviendra le livre. Je précise que pour moi un livre représente deux ans et demi de travail, parfois plus. Donc je ne suis pas un fabricant à la commande. Ces deux ou trois ans se composent de plusieurs étapes, et celle qui me demande le plus de travail est la construction de l’histoire. Je fais un scénario, (beaucoup des termes que j’emploierai seront des termes de cinéma : je dis repérages, je distribue mon travail en séquences, sans que je fasse un clin d’œil au cinéma qui est venu à moi sans que je l’aie sollicité) qui pourra faire entre trente et soixante-dix pages, très structuré et qui sera le résultat d’innombrables tentatives, de culs de sacs, de crises de dépression (ou presque) et de découragement. Même après tellement d’années, je me sens aussi peu sûr de moi ! Chaque livre est une aventure qui me donne beaucoup de difficulté et beaucoup de joie. Pour résumer, oui, je travaille sur un scénario très construit. Lorsque que je commence à écrire véritablement l’histoire, j’ai ce garde-fou, car dans les histoires où il y a beaucoup de personnages, plusieurs destins qui se croisent, où l’élément temps est important, je ne pourrais pas me permettre d’improviser. Donc je m’avance avec ce fil conducteur, ces rails, ce qui ne veut pas dire que je vais forcément écrire jusqu’à la fin en suivant le scénario. Je m’évade souvent, je fais l’école buissonnière. Le petit train sort des rails et va se balader dans la campagne, c’est-à-dire qu’il y a des choses que je n‘avais pas prévues au début et qui s’imposent, ou des chemins prévus qui se révèlent impraticables puisque les personnages refusent de s’y engager. Les personnages commencent à devenir vivants et réels au moment de l’écriture ; avant, ils n’étaient que des épures. Et quelquefois, ils refusent de passer par le chemin que j’avais tracé pour eux. Donc je m’arrête. Dans Des Feux sous la Cendre, par exemple, alors que j’en étais rendu à la moitié du bouquin, il m’a fallu interrompre l’écriture durant six mois. Les personnages ne voulaient plus avancer, et j’ai du modifier la structure de la suite.
Quand je commence à écrire, il y a des passages qui sont défrichés, il peut même se trouver une scène entière déjà écrite. Au moment où je dresse mon plan, alors que je suis censé faire un résumé, l’inspiration parfois m’emporte et me conduit jusqu’à la fin de la séquence. Lorsqu’un scénario compte entre soixante-dix et quatre-vingts pages, il est évident que certaines parties sont déjà rédigées ou presque rédigées.

A quel moment écrivez-vous ? Et comment ?

Janvier 2013, Jean-François annote une thèse consacrée à ses échanges épistolaires avec Thomas Narcejac

Jean-François Coatmeur : J’ai des mœurs assez normales ! Je ne travaille pas au bistrot, n’ai pas besoin de me shooter au whisky ou au café ou à quelque autre drogue. J’écris plutôt dans la journée, comme tout le monde, ce qui ne veut pas dire que je ne travaille jamais le soir ou la nuit, mais en principe, c’est plutôt le jour, à des horaires qui pourraient s’apparenter à ceux d’un bon fonctionnaire : 9h-13h ; 14h-19h. En général, je m’arrête à 19 h pour écouter de la musique. Si je suis réveillé la nuit et que quelque chose me trotte par la tête, je cours le noter au bureau. Il m’est arrivé, en classe, d’avoir une idée, de la reporter sur un billet de sortie, mais il s’agit de cas assez rares. Citons encore La Bavure et l’air  » Amazing Grace  » qui y revient en leitmotiv – un air que peu de gens connaissaient en 1976 et maintenant très populaire – pas à cause de moi, je suppose ! J’ai entendu cette mélodie pour la première fois dans ma voiture, une interprétation par les cornemuses britanniques de la Garde Royale, je crois. J’avais trouvé cela tellement beau que j’ai stoppé, j’ai griffonné quelques notes et je suis allé les chanter chez un disquaire qui m’a procuré l’enregistrement. Cela a été le point de départ de l’histoire de La Bavure. Dans le roman, cet air n’accompagne pas seulement les personnages, il joue également un rôle dans l’intrigue policière. L’inspiration m’est donc venue dans la voiture. Elle vient aussi parfois alors que je me promène. Ainsi, La Porte de l’Enfer n’existerait pas si je ne m’étais pas baladé dans le Yeun Ellez, en randonnée. Si vous le voulez, je pourrais vous parler plus longuement de ce qui a déclenché l’inspiration de quelques-uns de mes autres livres ! Souvent, on me demande si je prends mes personnages dans les faits divers. D’une façon générale, la réponse est négative. Si le fait divers désigne la brève ou le petit fait, il ne m’intéresse pas. J’ai pourtant essayé de recueillir des faits divers sur les conseils de mon ami Narcejac qui lui, semble-t-il, pratiquait cet exercice. Mais cela ne m’a jamais servi, cela ne m’a jamais déclenché une histoire.

J’ai vu une rue qui aurait pu être la rue Saint-Marc, à Brest…

Par contre, un événement important peut être à la base du récit. Les Sirènes de Minuit n’auraient jamais vu le jour s’il n’y avait pas eu le coup d ‘état de Pinochet. Ma réponse à Pinochet a été ce livre, en 1976. Le Mascaret n’aurait pas existé s’il n’y avait pas eu l’exécution par Franco, alors presque agonisant, de deux ou trois jeunes gens qui avaient sans doute commis des actes répréhensibles mais qui ne méritaient pas le garrot, ce que cet homme aux portes de la mort n’a pas hésité à leur infliger, malgré un élan mondial de supplication et de protestation qu’il n’a pas écouté. Ma réponse a été Le Mascaret. Bien sûr, je ne me cantonne pas dans la transposition d’événements nationaux ou internationaux.

Quel est votre sentiment en ce qui concerne l’illustration de couverture de vos romans ?

Jean-François Coatmeur : Je n’en suis pas toujours satisfait, loin de là. La couverture de Baby-Foot, très vulgaire (un couple dans un lit) (on m’a même demandé si la femme était mon épouse ! ) n’a guère de rapport avec le livre. Pour Le Squale a été choisie la photographie d’une malheureuse torturée par un sadique et ce choix n’est pas du tout représentatif du livre. En ce qui concerne Johnny, l’éditeur a choisi de mettre en avant une belle poitrine exposée au soleil et ce parti pris m’agace. Le choix des couvertures s’opère toujours à Paris. Et je vis à Brest ! On m’envoie parfois la maquette mais c’est trop tard, je n’y puis plus rien changer. Je connais l’histoire de la couverture du Mascaret (un portrait de femme) qui a paru après Les Sirènes de Minuit. Je suppose que le manuscrit n’a pas été soumis au comité de lecture ; on me l’a accepté en confiance car je venais d’obtenir le Prix de Littérature Policière, en 1976, pour Les Sirènes de Minuit. A cette occasion, j’avais proposé des tas de thèmes : des motifs et des croix basques, par exemple… On m’a dit :  » D’accord ! « . Mais lorsqu’il a vraiment fallu préparer la couverture, cela s’est fait dans la précipitation. On a ouvert les cartons qu’on avait sous la main, trouvé cette photo de femme et on a dû se dire :  » Il y a sûrement une femme dans l’histoire « . C’est aussi bête que ça ! Et surtout pas très sérieux.

Comment vous est venue l’idée de Morte Fontaine ?

« Morte fontaine », 1982 - Denoël - Sueurs froides

Jean-François Coatmeur : C’est l’unique cas, dans ma création, d’un sujet qui m’est littéralement tombé dessus, sans que je puisse expliquer ni comment ni pourquoi. Je me promenais dans mon bureau, comme souvent – lorsque je n’écris pas, il y a des moments ou la gymnastique m’est nécessaire – et j’ai vu les deux personnages du roman. J’ai vu une rue qui aurait pu être la rue Saint-Marc, à Brest, vers minuit, une heure du matin, assez sombre. J’ai entendu un pas pressé et j’ai discerné une petite fille blonde blottie dans une encoignure. Lorsqu’elle perçoit le bruit du pas, elle se dirige vers le type et lui dit :  » Monsieur, tu me conduis chez maman « . Je n’ai jamais su pourquoi j’avais eu cette vision, ni ce qu’elle signifiait. J’ai pensé que l’homme sortait d’un bar où il était pianiste, qu’il avait bu un peu car il vivait un problème conjugal. Quant à la petite fille, j’ignorais ce qu’elle faisait là à une heure du matin ! Voilà le point de départ du livre. J’ai ensuite transposé l’histoire en Alsace pour des raisons dont je ne me souviens pas très bien…

Pour quelles raisons avez-vous choisi de traiter du thème de la vieillesse dans Des Feux sous la Cendre ?

Jean-François Coatmeur : Ce livre, en effet, est le résultat d’une réflexion déjà ancienne et que j’ai également traitée dans ma nouvelle  » Bonhomme Soleil « , sur le thème de la vieillesse, notamment dans les maisons de retraite. J’ai visité assez longtemps un parent dans une maison de retraite, à Douarnenez. J’ai écouté, j’ai vu, j’ai senti et j’ai entendu des confidences, des détresses. Je reprendrai toute cette matière dans Des Feux sous la Cendre pour raconter l’histoire du vieux monsieur qui est grugé par son neveu. En fait, je voulais traiter le problème des vieillards dans leur grande misère et aussi dénoncer les combines pas très propres dont ils sont victimes. Une personne de mon village m’avait elle aussi raconté sa triste histoire, assez banale, m’a-t-on dit depuis. Elle avait été hospitalisée suite à une chute, et, comme elle était sans famille proche, ses neveux se sont occupés d’elle. Ils lui ont présenté un papier et une fois sa signature obtenue, les deux neveux très gentils ne sont plus jamais réapparus ni à Noël ni à un autre moment. J’ai eu l’occasion d’évoquer cette histoire lors d’un congrès mondial francophone organisé par la Résidence Louise Le Roux sur les moyens de distraction des résidents. J’y parlais du plaisir d’écrire et je m’excusais d’avoir cité ce cas que je croyais exceptionnel dans Des Feux sous la Cendre. Les réactions de la salle m’ont bien fait comprendre que cela existe assez souvent, malheureusement…

La femme c’était Satan

A l’origine de l’histoire, il y a aussi mon éducation religieuse dont on a déjà parlé. Je ne veux pas manquer à l’équité, mais elle m’a marqué, en bien et en mal. En bien, tout d’abord puisqu’il n’y aurait pas eu Coatmeur s’il n’y avait pas eu le petit séminaire. C’est là que j’ai découvert l’injustice et une sorte d’étouffoir, funeste sur le plan moral, intellectuel, physique. Il y avait ce que l’on nous enseignait, bien sûr. Soyons honnête, les prêtres nous ont appris du grec et du latin, c’est un fait, mais nous l’avons mal appris : pour le bac, nous étions très forts en grammaire grecque et latine, par contre, nous n’avions aucune culture générale sérieuse. Évidemment, il faut tenir compte de l’époque, mais même pour l’époque, c’était un système éducatif très rétrograde, qui datait du XIXe siècle. On nous inculquait aussi la peur de la femme : la femme c’était Satan. Nous étions coupés du monde réel (où il y a des femmes). C’était une formation assez curieuse pour tous ces jeunes gens qui, un jour, deviendraient des prêtres et qui seraient amenés à affronter des cas de conscience, à recevoir des confessions, à donner des conseils. Et puis, n’oublions pas non plus toutes les déviations que peut engendrer ce climat étouffant et coupé du monde dans lequel nous étions enfermés. Je mentirais si je vous disais que j’ai connu des cas de pédophilie, mais ce type de déviance était plausible. Il y avait des relations entre élèves bien sûr – les amitiés particulières, on connaissait ! – mais il y avait aussi des relations possibles entre enfants et adultes, en tout cas, le climat y était propice. Je pense sincèrement que l’expérience du petit séminaire pouvait totalement déformer une sensibilité. En ce qui me concerne, elle a aussi été prodigieusement utile à l’écrivain que je suis devenu. Ma sensibilité a été écorchée, mais mon inspiration s’en est nourrie, aussi bien sur le plan de la sexualité que sur le plan de l’injustice. Je vais vous donner un exemple de ce que j‘appelle l’injustice, un exemple qui m’a marqué à vie. Mes parents étaient modestes puisque mon père était commis de brasserie. C’était des gens de qualité mais ils n’avaient pas beaucoup d’argent. Au petit séminaire de Pont-Croix, il y avait deux tarifs (contrairement a ce qu’on croit souvent, l’internat était payant). Comme j’étais pauvre, je figurais à la  » deuxième pension  » tandis que des enfants plus aisés avaient droit à la  » première pension « . Ce qui veut dire que jusqu’à la guerre (je dis une énormité mais de ce point de vue là, la guerre a été un bien) je n’ai jamais mangé de dessert et donc à l’instar de ceux qui relevaient du deuxième tarif, j’avais un quart d’heure de repas en moins que je passais, comme les autres, à coller mon visage aux vitres de la première pension en attendant que les enfants des riches aient terminé leurs desserts. Dès qu’ils sortaient, on essayait de grappiller un peu de leurs biscuits (ils n’avaient pas de desserts extraordinaires). J’ai trouvé cette injustice tellement énorme que je ne l’ai toujours pas digérée. Qu’une maison qui était sous le signe de la fraternité puisse agir de la sorte est encore pour moi aujourd’hui un mystère ! Donc, j’ai essayé de faire passer un peu de tout cela dans Des Feux sous la Cendre…

Comment vous est venue l’idée de Narcose ?

« Narcose », 1987 - Albin Michel - Spécial suspense

Jean-François Coatmeur : J’étais à l’église. Avec toutes les raisons que j’ai d’en vouloir à la religion, et en dépit des quatre offices que nous étions tenus de suivre le dimanche, je suis resté croyant (un miracle de Saint Vincent qui était le protecteur de l’établissement ! ). J’étais assez distrait et je n’écoutais pas l’homélie. Mes yeux sont tombés sur une femme que j’ai trouvée extrêmement belle. Je ne l’avais jamais vue et, jusqu’à la fin de la messe, Dieu me pardonne, j’ai regardé cette femme. J’ai trouvé que non seulement elle était très belle, mais aussi très triste. A force de la détailler, j’ai même fini par penser qu’il y avait de l’angoisse sur son visage. En sortant de l’église, j’en parle à mon épouse. Elle aussi avait admiré sa beauté, mais sans remarquer de la tristesse sur son visage. Nous sommes rentrés et, dans mon bureau, j’ai fait un petit croquis de cette inconnue et j’ai écrit une demi-page. Je ne peux pas expliquer pourquoi j’ai pensé que cette femme était mariée à un officier de marine embarqué sur le porte-hélicoptères Jeanne-d’Arc où il courait un grave danger. C’était assez stupéfiant ce que j’imaginais là : courir un grave danger sur la Jeanne-d’Arc…Ce genre de bâtiment militaire n’est pas un endroit où l’on peut trouver un tueur à gages à chaque coursive. En principe, c’est un endroit sûr ! Pourtant, j’ai imaginé cette situation spontanément. Les notes sont restées dans un carton pendant trois ans au moins. Et puis ayant terminé un bouquin, comme je fais toujours, je lis les petites esquisses ou notes que j’ai pu engranger. C’est le dessin qui m’a frappé d’emblée, puis j’ai péniblement déchiffré ce qu’il y avait dessous car j’écris très mal. Et c’est parti ! Je crois que physiquement mon héroïne, Patricia, est très proche de l’inconnue rencontrée. J’ai fait d’elle une Anglaise, par contre, par goût de la difficulté, sans doute ! Je voulais présenter une jeune femme mariée à un officier de marine. Je connaissais assez mal la Marine à l’époque ; j’en avais parlé dans Les Sirènes de Minuit, mais je l’avais fait à l’emporte-pièce et d’une manière un peu chargée, ce que je ne regrette en rien puisque cela correspondait à un moment de ma sensibilité.

« C’est scandaleux ! On devrait trouver un autre moment pour leur faire traverser la plage ou alors une autre plage…  »

Pour Narcose, je souhaitais vraiment vivre la vie d’une famille de marins, et je me suis documenté en conséquence. Plus tard, alors que je terminais mon livre, j’ai revu mon inconnue, à la même place dans l’église, sur ma gauche. Je me suis demandé si c’était bien elle ou non ; quelque chose clochait. Elle était en effet accompagnée d’un homme dont les cheveux étaient coupés à la militaire et de deux charmants bambins. Cette femme n’avait rien à voir avec Patricia ; la vraie Patricia c’était la mienne… Oui, j’ai trouvé cette femme fade ! Elle représentait une sorte de bonheur tranquille, très loin du personnage tragique que j’avais conçu. Cette femme n’a jamais su et ne saura jamais qu’elle a inspiré ma Patricia…

Qu’en est-il de la genèse de La Danse des Masques ?

« La danse des masques » - Le livre de poche

Jean-François Coatmeur : Ce roman est né d’une réflexion qui m’a choqué. Un été, je me trouvais sur une plage de Douarnenez. Tout le monde était censé se détendre, s’amuser, et puis, tout à coup, un groupe de handicapés mentaux traverse la plage. Cette vision nous replonge tous dans la réalité, une réalité qui n’est pas forcément agréable, et une bonne amie me dit : « C’est scandaleux ! On devrait trouver un autre moment pour leur faire traverser la plage ou alors une autre plage…  ». Cette remarque m’a heurté et ça a été le point de départ de La Danse des Masques. J’ai imaginé un centre de réinsertion sociale que j’ai appelé La Source. Au départ, ce centre hébergeait des handicapés. Il était dirigé par un prêtre très mal dans sa peau, mais extrêmement généreux. L’histoire se passait dans un gros bourg du Sud Finistère et la population locale n’appréciait pas tellement la présence de ces handicapés. Il y a donc mobilisation, pétitions, etc….et lorsqu’un notable est assassiné, on trouve naturellement un bouc émissaire parmi ces gens que l’on rejette. En cours de route, j’ai abandonné l’idée de ces handicapés et j’en ai fait d’anciens taulards. Mais j’ai conservé le même schéma. Il me paraissait plus facile de l’organiser avec d’anciens détenus plutôt qu’avec des handicapés puisque j’avais besoin d’un personnage qui soit costaud physiquement, qui puisse s’échapper, qui puisse organiser sa survie, etc., et je voyais mal un handicapé dans ce genre de situation.

Nous venons d’évoquer la naissance de vos romans, l’événement parfois anodin qui contribue à la naissance de vos romans…Vous dites même que, dans certains cas, la scène finale est achevée dès le début de l’écriture…Si cela vous arrive rarement, il n’empêche que cette originalité paraît tout à fait exceptionnelle. Pourriez-vous nous en dire davantage sur la manière dont vous travaillez ?

Jean-François Coatmeur : J’ai besoin d’une structure solide mais qui laisse toutes leurs chances aux caprices de l’inspiration. Au moment où j’écris, je ne connais pas encore les digressions, les pistes buissonnières qui s’imposeront pourtant en cours d’écriture. La scène finale est parfois achevée dès le début du livre, c’est vrai, mais il faut encore l’écrire. C’était le cas pour Les Sirènes de Minuit. L’idée de ce livre m’est venue en Afrique où j’étais expatrié : le chant de tous ces bateaux m’avait beaucoup ému ; il m’a semblé être un chant de la fraternité universelle. Quand je suis revenu à Brest, je n’ai pas tout de suite écrit ce livre mais j’avais ces images en tête. La scène finale de l’histoire, je l’ai imaginée très tôt. Je voyais Jeff Chabert mourir sur un quai de Brest pendant que j’entendais monter le chant des sirènes de minuit. Je crois que la scène était prête visuellement et auditivement dès le début, alors que je ne connaissais pas encore l’histoire. Il est vrai que je vis mes scènes. Thomas Narcejac me disait, dans une des premières lettres qu’il m’avait envoyées, une lettre par ailleurs sévère, que je me mettais entièrement dans mes romans et que cela pouvait être dangereux de  » trop montrer le bonhomme Coatmeur « . Le roman policier, disait-il, est un galet lisse et il ne faut pas que l’auteur montre le bout du nez. Moi, je m’inscrivais en faux et, dès le début, je me suis séparé de cette supposée loi. Avec l’immense respect que j’ai pour Narcejac, je pense qu‘il avait tort ; c’était sa conception du roman mais ce n’est sûrement pas une règle universelle. Pour moi l’écrivain doit vivre ses histoires. Je n’ai pas vomi comme Flaubert en écrivant l’empoisonnement de Madame Bovary, mais ça pourrait m’arriver. J’ai pleuré en écrivant des scènes qui ont ému d’autres personnes. C’est peut-être de la débilité profonde, mais il m’arrive de relire certains de mes textes pour retrouver une émotion (pas pour m’auto-satisfaire). Je revis la scène, c’est vrai, à tous les niveaux, Il m’est difficile d’être dans le corps et dans l’âme d’une femme, par exemple, mais j’essaie d’y entrer et de réagir comme elle pourrait le faire. C’est assez banal, ce que je dis là, mais je vous assure que je peux être bouleversé, ressentir la colère, l’indignation ou que sais-je encore avec mes héros. Chaque fois que je tiens un personnage, homme ou femme, ouvrier ou bien bourgeois, j’essaie de m’identifier à lui, de penser comme lui, de vivre son monologue intérieur qui doit demeurer en accord avec sa culture. Je me risque à me mettre dans la peau de personnages que l’on dit indéfendables, criminels ou autres crapules. En fait, il n’y a que dans La Porte de l’Enfer que l’on trouve un personnage indéfendable. C’est le seul dans lequel je ne suis pas entré : c’est Kergloff, qui représente pour moi le mal absolu. Il est beau, séducteur, doté d’une intelligence supérieure, tout comme Satan. Il est le faire valoir de Génia, sa maîtresse. Autant j’ai eu un bonheur très grand à me mettre dans le rôle de Génia et à vivre avec elle sa souffrance et même ses écarts de conduite, son amour pour son gosse et sa tristesse, autant j’ai décidé de bâtir Kergloff un peu comme une abstraction.

Je ne recherche pas des sujets à la mode

Pour moi, ce n’est pas un homme, c’est le Diable et je ne lui accorde aucune circonstance atténuante hormis peut-être son hérédité. J’en sais plus sur ce personnage que je n’en ai dit dans le livre. Son père était un sacré coureur de jupons ; il ne travaillait pas, vivait des revenus que lui laissait l’exploitation qui lui avait été léguée par le grand-père. Les enfants étaient été mal élevés. Sa sœur s’est faite carmélite, cela m’a paru assez logique : une manière de fuir le milieu familial. Et lui est devenu cet être abject et diabolique.

On sent chez vous une tendresse toute particulière à l’égard des enfants…

Jean-François Coatmeur : Oui, j’aime beaucoup les enfants, bien que je n’aie qu’une fille et pas de petits enfants. J’ai bien aimé aussi les enfants auxquels j’ai enseigné. Mais dans mes livres, si j’ai souvent parlé d’enfants, je les ai presque toujours placés en situation de victimes…

N’en va-t-il pas bien souvent de même pour les femmes dans votre œuvre ? Elles peuvent pourtant présenter les mêmes travers que les hommes. Pourquoi donc, chez Jean-François Coatmeur, sont-elles si souvent des victimes ?

Jean-François Coatmeur : Ce n’est pas toujours le cas. J’en veux pour preuve Maud, dans Les Sirènes de Minuit. Cette femme est tout de même une belle garce ! Elle est tout sauf une victime, encore que je lui accorde (à elle aussi ! ) les circonstances atténuantes. Peut-être pourrait-on en trouver d’autres, mais il faudrait vraisemblablement remonter assez loin… à Aliéna, par exemple, pour une des deux sœurs. Sinon, il est vrai que je n’imagine pas de femme  » hommasse « . Pour moi, la féminité s’accompagne d’une certaine fragilité. J’ai parlé des personnes âgées et des enfants. Les femmes m’intéressent aussi dans leur fragilité.

Essayez-vous parfois d’imaginer quels sont les souhaits de votre lectorat ? Comment imaginez-vous l’attente de votre lecteur type ?

Jean-François Coatmeur : Je ne suis pas à l’affût de ce qui fera que le livre recevra un meilleur accueil. Du moins, je ne le fais pas consciemment. Je ne recherche pas des sujets à la mode ; il y a des confrères qui les traquent systématiquement. C’est leur choix, ce n’est pas le mien. Si un thème de société m’intéresse, je le traiterai bien sûr ! Il y a aussi des sujets que j’ai abordés et qui n’étaient pas du tout à la mode, même s’ils rejoignent parfois l’actualité. Je n’ai pas idée de ce que sera la réaction des gens qui vont me lire. Le regard de mon épouse sur mon travail est toujours intéressant. Elle me donne une réaction de femme qui n’est pas celle de toutes les femmes, bien évidemment.

Comment peut-on juger un livre sur dix lignes ?

Ainsi, une certaine brutalité dans l’expression peut la choquer, parfois. Cela m’intéresse ; cela ne veut pas dire que je tiendrai forcément compte de ses observations, mais cela ne veut pas dire non plus que je n’en tiendrai pas compte. Non, ce n’est pas ma façon de penser au lecteur ; je ne me demande pas si ce que j’écris va lui plaire ou non.

Êtes-vous parfois surpris par les réactions des gens qui lisent vos romans ?

23 mai 2010 - Le dernier opus s'arrache comme des petits pains

23 mai 2010 – A la rencontre de ses lecteur au festival du Goéland Masqué

Jean-François Coatmeur : Oui, quelquefois. Je pense par exemple à La Porte de l’Enfer. J’attendais des réactions en raison d’une certaine hardiesse dans l’expression et dans les gestes, notamment dans les activités amoureuses (une scène de sadomasochisme conjugal). Je ne pouvais pas ne pas écrire cette scène, elle était vraiment incontournable. Cela collait avec le cadre gothique du château qui abritait l’histoire, avec la personnalité du baron, ce bel homme dont on savait qu’il avait des mœurs très libres, qu’il raffolait des choses de la chair, qu’il ne manquait pas d’imagination pour organiser ses jeux libertins. Cette scène qui était accompagnée d’un fond de musique religieuse s’imposait vraiment. On m’a écrit, mais curieusement, les réactions n’ont pas été celles que je prévoyais. Les femmes, dans l’ensemble, ont réagi positivement. Elles n’ont pas du tout été choquées, considérant que la situation appelait cette scène. Il n’en est pas allé de même avec certains hommes. J’ai reçu notamment la lettre d’un Brestois, un monsieur tout à fait estimable et cultivé, qui me disait que je m’étais laissé aller à un festival de la débauche. Ce monsieur qui n’était plus tout jeune avait pourtant une longue expérience de la vie. Il n’en avait pas moins été heurté par certaines situations. S’il était gentiment présenté, son courrier n’en était pas moins sévère. Ma réponse l’a été également. Dans le même moment, une chronique paraissait sur les ondes de Radio Rivages, la radio de l’Évêché, qui elle était toute positive. L’auteur de la chronique voyait dans cet affrontement la représentation du conflit entre l’ange et la bête, et il avait raison. Une autre lettre, écrite par un poète morlaisien d’un certain âge, lui aussi, m’a réconforté. Cet homme avait su négliger toute l’écume de l’œuvre pour ne retenir que l’essentiel et lorsqu’il parlait de la scène finale, il comprenait que Génia qui vient pourtant de tuer son amant, est sauvée par l’amour. Elle a aimé et elle est sauvée, alors que le baron est déjà dans les flammes de l’enfer. J’ai aussi été étonné par les réactions très contrastées qu’a soulevées le roman Les Sirènes de Minuit. En 1976, j’étais professeur au Lycée de Kerichen, à Brest. La presse annonce que j’ai reçu le Prix de la Littérature Policière. Le journaliste me complimente. Un jeune enseignant de Kerichen m’aborde en salle des professeurs, me dit qu’il a bien aimé le livre, mais me conseille de veiller à l’avenir à ne pas choquer les gens. Je le quitte et, tombe sur moi, l’aumônier du lycée… qui me félicite sans restriction aucune !

Comment réagissez-vous aux critiques qui paraissent ici ou là ?

Jean-François Coatmeur : Dans l’ensemble, elles sont bonnes. D’une manière générale, je réponds aux critiques, quelles soient positives ou négatives, ne serait-ce que pour saluer le travail du journaliste. Il importe pour moi qu’elles soient étayées, qu’il n’y ait pas derrière une volonté de nuire comme on peut en trouver parfois. Le cas, pour moi, s’est produit deux fois. Morte Fontaine m’avait occupé deux ans, deux ans et demi. Or ce critique qui travaillait pour un journal dans le vent, style Métal Hurlant, annonce avoir commencé à le lire, s’en être tenu à dix lignes et avoir abandonné parce que la lecture était indigeste. Comment peut-on juger un livre sur dix lignes ? Je n’arrive pas à croire que la première scène de ce livre puisse laisser indifférent. Cela se passe à Strasbourg. Dans une chambre d’un grand hôtel, se retrouvent un haut fonctionnaire britannique détaché à la Communauté Européenne et une jeune femme déguisée en petite fille modèle. Autour d’eux des cierges sont allumés et une musique religieuse a été choisie pour fonds sonore…On peut être choqué, on peut ne pas aimer. Mais je ne trouvais pas normal que pour un bon mot on sacrifie deux ans et demi de travail et ma réponse fut très méchante. La deuxième fois, je me suis vengé en donnant le nom du journaliste malveillant à un personnage détestable dans un autre livre ! Mais cela, bien sûr est anecdotique et ne représente pas les rapports entre l’écrivain et la critique. Nos rapports sont bons. En ce qui me concerne, on peut déplorer simplement que les critiques dites nationales ne soient pas plus nombreuses. On a là affaire au petit monde parisien, un clan très fermé où l’on se renvoie l’ascenseur. Cela a pu me blesser à une certaine époque, puis j’en ai pris mon parti. Quand j’ai des critiques, très bien ; quand je n’en ai pas, tant pis. L’essentiel est que le livre ait un grand public et que mes lecteurs me demeurent fidèles.

Vous est-il arrivé, que ce soit venant de la part d’un lecteur ou de celle d’un critique, de voir mettre l’accent sur des détails peut-être infimes et dont l’importance vous aurait échappé ?

Jean-François Coatmeur : Oh oui, bien sûr ! Prenons la scène terminale de Des Croix sur la Mer : la proscrite, la réprouvée du village, à savoir une jeune femme qui couche avec les Allemands, se trouve en situation de rendre à un homme déchu – le héros du livre – le respect de lui-même et la fierté qu’il a perdue, lui qui est gorgé de haine pour l’humanité entière parce sa femme le trompe. Cet homme a écrit une lettre à la Kommandantur où il dénonce l’amant de sa femme – une lettre qu’il n’a jamais expédiée. Or il est arrêté et il est mis au mur (comme je l’ai été moi-même) sans avoir eu le temps de détruire la lettre, ce qui va le torturer pendant qu’il est au mur, autant si ce n’est plus que la certitude de la mort qui approche. Et il va demander à cette jeune femme qui vient lui apporter de l’eau, de déchirer ce courrier compromettant. Il y a là une double réhabilitation. Elle permet à l’homme de retrouver sa dignité, de mourir non pas consolé ni heureux, mais sans haine et propre. Mais il permet aussi à celle qui par son courage rend possible cette réhabilitation de se racheter. Car elle met le feu à cette lettre qu’elle trouve dans le bureau et qu’elle ne lira pas. Un ami m’a dit que cette flamme était l’espérance, la chaleur de quelque chose de beau qui est en train de s’accomplir. Il avait parfaitement raison, même si moi, je n’en avais pas été conscient. C’est un exemple, et je pourrais citer d’autres ! Il peut aussi arriver qu’on a imaginé quelque chose qu’on a cru sortir des profondeurs de son cerveau, et on s’apercevra que cela a déjà existé. Pour Morte Fontaine, par exemple, j’avais créé ce personnage de haut fonctionnaire anglais dont je vous ai parlé plus haut. Lorsque je suis allé en Alsace pour faire la promotion du livre, j’ai rencontré les médias.

C’est la mer qui m’attire, bien sûr

A Radio-France Strasbourg, la journaliste m’a reçu de manière particulièrement chaleureuse, recommandant le livre comme guide de la ville aux Alsaciens. Et elle me dit à l’antenne :  » Naturellement, vous avez eu connaissance de l’épisode scabreux qui est arrivé à Strasbourg, dans le grand hôtel…  » Je n’en avais rien su, bien sûr ! Ce qu’elle a eu du mal à admettre, tant mon histoire était similaire aux faits qui s’étaient réellement déroulés quelque temps auparavant.

Brest tient une place importante dans vos livres. Pourriez-vous nous parler de notre ville ? Avez-vous connu le Brest d’avant guerre ? Et si tel est le cas, y avez-vous planté une ou plusieurs histoires ?

Jean-François Coatmeur : Je ne connaissais pas le Brest d’avant guerre et je n’y ai jamais placé d’histoire. Je le regrette, d’après du moins la description qui m’en a été faite ou les récits qui l’ont évoqué. J’avais la nostalgie d’une ville que je n’avais pas connue. Depuis, j’ai eu connaissance d’une thèse réalisée par un ancien élève et qui semble mettre à mal certaines idées reçues. Je ne sais pas trop quoi en penser.

Les chiffres, c’est vrai, parlent de façon implacable. L’auteur de cette thèse semble s’être appliqué à démontrer que la nostalgie des Brestois n’était pas fondée en disant qu’elle reposait sur des idées fausses. Mais la ville de Naples, malgré ses bas-fonds qui doivent tenir la palme au niveau de l’hygiène publique, a indubitablement un charme lié au fait qu’elle n’a jamais été détruite et qu’elle est habitée par l’Histoire. C’est vrai qu’il y avait des problèmes d’hygiène phénoménaux à l’arsenal de Brest, beaucoup de maladies pulmonaires dues au travail dans les forges, qu’il y avait des rues à prostituées, etc… Il n’en est pas moins vrai que le vent était coupé par ces rues étroites. Et prétendre que les Brestois ont été satisfaits de la reconstruction est aussi aller un peu vite : ils souhaitaient simplement retrouver un toit le plus vite possible, et c’était tout…

Jean-François Coatmeur : Il me semble que la légende de ce Brest merveilleux d’autrefois est née à travers le culte qu’un cénacle de Brestois nostalgiques vouait à quelques écrivains, dont Prévert (à cause de  » Barbara  » ! ) et surtout Mac Orlan, bien que ce dernier, familier de la ville, ne lui ait pas consacré beaucoup de textes, en dehors de L’Ancre de Miséricorde. En fait, moi-même, je n’ai écrit que trois livres se passant à Brest, trois sur vingt et un, dans l’ordre : Les Sirènes de Minuit, La Nuit Rouge et Des Feux sous la Cendre, et quelques nouvelles. Cela ne veut pas dire que je ne suis pas heureux de concevoir des histoires qui se déroulent à Brest. Bien sûr que oui ! Le Brest que je décris est essentiellement celui du port de commerce, en élargissant un petit peu, depuis le Moulin Blanc jusqu’à Recouvrance et un peu plus loin, sur la côte. Mais j’ai toujours aimé le port de commerce, même à l’époque de ma grande  » détestation « , si je puis dire, de Brest qui a duré longtemps…

Mais qu’est-ce donc qui vous attirait dans ce port de commerce ?

Escale à Brest - Terre de brume - 2000Jean-François Coatmeur : Je peux essayer de le définir puisque je suis en train d’écrire une longue nouvelle pour les éditions Terre de Brume dans laquelle le personnage – qui est un peu moi – dit les raisons pour lesquelles il aime Brest et cette partie de Brest qu’est le port de commerce. C’est la mer qui m’attire, bien sûr ! Notez que le port militaire, si peu accessible au demeurant, ne m’a guère inspiré – une scène de Narcose l’a pour cadre. Ce qui me plaisait dans le port de commerce ? Sa solitude, que je découvrais lors de mes errances dominicales. Sa grisaille aussi, le Brest humide avec des flaques d’eau luisant sous les réverbères… J’aimais bien le Brest un peu sauvage, un peu tourmenté. Il est vrai que j’en parle beaucoup plus que du Brest radieux…

Vous êtes ainsi en accord avec beaucoup de Brestois qui, quel que soit leur âge, ressentent ce sentiment quelque peu mélancolique. Cette petite pointe de nostalgie est d’ailleurs tout à fait agréable.

Jean-François Coatmeur : Oui, mais Brest connaît aussi des jours ensoleillés. Je vais vous faire une confidence : au départ, l’intrigue de La Nuit Rouge devait se dérouler à Toulon et non à Brest. Si vous vous livrez à un petit examen en relisant le livre, vous vous apercevrez que la ville décrite est le Brest de l’été éternel ! J’ai été porté à accorder une grande place au soleil parce qu’au départ, l’histoire devait se passer à Toulon. Lorsque j’ai dû transposer, j’ai sciemment conservé cette atmosphère lumineuse, d’autant plus qu’il y a de très beaux étés à Brest. Mais je dois bien avouer que ce n’est pas cet aspect-là de Brest qui m’inspire en tant qu’écrivain. L’homme que je suis aime bien le soleil, c’est vrai, mais l’écrivain sera plus attiré par une atmosphère de brume ou de vent, de vent qui cingle. Ne pas oublier les bateaux dont les noms me font rêver et qui incitent mon imagination au vagabondage.

Il semble qu’à Brest qui est une cité portuaire, le centre de la ville se déplace vers le port. Ainsi justement la rue Jean-Jaurès prolongée après l’hôtel de ville par la rue de Siam mène tout naturellement vers le port de commerce. On ressent d’autant plus cette impression que le port militaire qui s’est développé autour de l’estuaire de la Penfeld, demeure interdit d’accès aux promeneurs en dehors des fêtes maritimes : Brest 92, Brest 96 et bientôt Brest 2000.

Jean-François Coatmeur : Vous pensez que le centre de la ville est le port. Il est vrai qu’il a pris de l’importance depuis quelques années : les animations proposées au public lors des fêtes en été en sont pour partie responsables. Mais la zone portuaire (et le port de commerce en particulier) était jusqu’alors assez peu fréquentée et peut-être était-elle aussi assez peu fréquentable. Le port de commerce était une petite enclave réservée à quelques vieux Brestois, quelques corporations comme les dockers, les marins, et qui aurait cultivé un aspect triste, peu reluisant et un peu abandonné. Elle n’a donc jamais été le cœur de Brest. Puis, petit à petit, les étudiants ont investi quelques bars à bière pour y faire la fête. Plus tard encore, il y a eu les fêtes maritimes et les concerts gratuits des  » Jeudis du Port « … Aujourd’hui encore, il n’existe pas un centre ville à proprement parler. Ce qui explique sans doute pourquoi les Brestois sont toujours en quête du cœur de leur cité. Quant à l’ouverture du port militaire, l’idée semble progresser petit à petit. J’ai en effet été amené à rencontrer un préfet maritime qui semblait y être favorable.

Nombre de vos romans ont fait l’objet d’une adaptation cinématographique. Quelles sont les raisons pour lesquelles l’adaptation des Feux sous la Cendre n’a pas abouti ?

Jean-François Coatmeur : Il y a eu en effet plusieurs adaptations réalisées à partir de mes livres et il y a eu une quantité impressionnante de projets qui n’ont pas abouti, des projets pourtant très avancés, avec contrats d’achat, acquisition ferme des droits, etc…

J’ai demandé qu’on enlève mon nom du générique

Un film a été tourné pour le cinéma (on y a fait allusion en disant que ce n’était pas une réussite) tiré de La Nuit Rouge. Ce film a été interdit de commercialisation, non pas par la censure, mais par la volonté de l’éditeur et de l’auteur qui ne souhaitaient pas que le film soit diffusé tellement il était mauvais. J’étais pourtant cité trois fois au générique : comme auteur du livre, comme auteur de l’adaptation parce que j’y avais collaboré pendant un mois et comme acteur pour un tout petit rôle de flic qu’on m’avait demandé de jouer. Honnêtement, pendant ce premier mois, il me semble que le réalisateur et moi-même avions fait du bon travail. Mais ce n’était que le début de l’histoire ! L’aventure a duré trois ans et dans l’intervalle j’ai complètement perdu de vue l’adaptation. Tout le gotha des acteurs actuels a été, à un moment donné ou à un autre, pressenti sur le projet (dont Richard Bohringer, un des derniers). Au bout de trois ans, alors que le scénario m’avait complètement échappé, la production m’a arraché une signature. L’équipe de tournage a débarqué à Brest trois semaines plus tard, en même temps que celle du tournage des Sirènes de Minuit. Les décors des deux films ont été plantés à huit jours d’intervalle. Quand j’ai assisté aux premières prises de vue de La Nuit Rouge, je me suis rendu compte que ce serait un échec total. Le matériel était indigent. Les acteurs auraient pu être bons s’ils avaient été dirigés. J’ai demandé qu’on enlève mon nom du générique. Je n’ai pas été entendu. Entre temps, la Ville de Brest était devenue partie prenante puisqu’elle avait accordé une aide financière à la réalisation de ce film et la production s’était engagée à faire l’avant-première à Brest. Vous pensez bien que mon souci a alors été d’éviter qu’elle ait lieu. Je ne voulais pas que mes compatriotes voient cette chose absolument navrante. La Ville a pourtant réussi à me convaincre. En flattant ma vanité sans doute ! On m’a en effet proposé d’organiser une nuit Jean-François Coatmeur. L’idée m’a séduit : ça sonnait bien ! On projetterait des films qui avaient passé à la télévision, mais qui supporteraient bien le grand écran : Les Sirènes de Minuit et Morte Fontaine, et on proposerait La Nuit Rouge en fin de programmation. Il y aurait des débats, un cocktail, on pourrait rencontrer la presse, se restaurer, etc. Tous les réalisateurs sont venus, dont celui de La Nuit Rouge, que je ne tiens pas à nommer : c’était son soir, sa nuit ! On m’avait assuré que le film ne serait projeté qu’après 2h du matin, quand il n’y aurait plus personne. Cela ne s’est pas tout à fait passé comme prévu puisque hélas il y avait encore du monde, et du beau monde ! La rencontre avec la presse a été pour moi un numéro de haute voltige. Le réalisateur avait été invité, c’était son film que l’on devait visionner en avant-première. Je ne pouvais pas me permettre d’être discourtois. Pas question non plus d’affirmer qu’il avait réalisé un chef d’œuvre. Il a fallu que je tourne mes phrases pour les rendre les plus neutres possible. Après cette nuit de projection, il y a eu un souper à Recouvrance : une veillée funèbre, un repas mortuaire, c’était atroce ! J’avais vraiment pitié du réalisateur de La Nuit Rouge, parce qu’on n’a pas une seule fois parlé de son film, alors que c’était le seul inédit. On a causé de tout et de rien. Dans les semaines qui ont suivi, l’éditeur et moi, nous sommes parvenus à faire interdire le film. Sans que cela entraîne la moindre réaction de  » la partie adverse « . A se demander si, finalement, la solution n’arrangeait pas tout le monde… Il y a eu d’autres mésaventures, moins frustrantes. Tous les livres publiés chez Albin Michel, sauf La Porte de l’Enfer (mais cela viendra peut-être ! ), ont fait l’objet d’un contrat, souvent définitif, et malgré cela aucun projet ne s’est concrétisé. Les Feux sous la Cendre est l’exemple le plus affligeant car le projet paraissait tout à fait solide, le producteur était Gaumont pour TF1. A Pâques, la co-réalisatrice est venue dans la région faire des repérages, le film devait être tourné en septembre. Le livre est paru en 1994, nous étions donc en 1995. Deux ans et demi après, j’ai appris que le film ne se ferait pas. Lorsque j’ai eu la dernière mouture, c’était l’horreur, encore ! Non ce n’est pas exact : ça aurait pu être un téléfilm comme tant d’autres, mais ça n’avait plus aucun rapport avec mon livre, rien ni dans la forme ni dans le fond. On avait transposé l’action à La Trinité, parce que le port de plaisance de la Trinité était à la mode ; le héros était devenu un constructeur de navires de plaisance, toujours pour satisfaire un climat mode… Cela a encore été le cas pour La Danse des Masques : j’avais le feu vert de Patrick Lelay, alors patron de TF1. Le contrat était complètement réglé, le scénario – auquel j’avais collaboré – n’était pas mauvais. Pourtant l’affaire est tombée à l’eau. Pour Yesterday, j’étais consultant. On m’invite pour le champagne, avec l’adaptateur, Claude Boissol, le réalisateur qui avait fait Le Squale. On discute pour savoir si le film serait tourné en Grèce ou au Venezuela (ou en Uruguay, je ne sais plus). C’était un 11 septembre, 10 jours après, on me demande de prévenir le réalisateur qu’on ne veut pas de lui. J’ai dû le lui dire. Quelques jours après, ça a été l’adaptateur et ça a continué ainsi, ça a été remis, puis encore remis, et pour terminer, la maison dépose le bilan… Le projet qui est sur les rails maintenant, c’est quelque chose de solide – vous me direz si je me suis trompé. Le tournage doit commencer au mois d’avril, dans la région de Douarnenez où se passe l’histoire. Il s’agit de l’adaptation des Croix sur la Mer. Le réalisateur, Luc Béraud, est venu, il y a un mois, avec l’adaptatrice, Catherine Borgella, à qui l’on doit le téléfilm Marion du Faouët. Elle avait tellement aimé mon livre qu’elle m’a assuré qu’elle s’attaquerait à l’adaptation de l’histoire une fois Marion du Faouët terminé. Elle s’est chargée de convaincre les uns et les autres et elle y est parvenue. On a donc cherché les décors possibles, d’abord dans mon village natal où se déroule mon histoire, mais ce n’était pas possible : la place de l’église n’est pas assez grande. On a abouti à Pont-Croix, où la place est très belle et facile à bloquer. Il y aura aussi des scènes filmées à Douarnenez. On connaît déjà les acteurs : Laurent Malet dans le rôle principal, Isabelle Renault, Claude Brosset, Philippe Clay. Le projet est très avancé. Si par malheur il se cassait la figure, je me suicide ! (rires).

Il est intéressant pour tout le monde puisque nous vivons dans la civilisation de l’image de voir des œuvres écrites, des œuvres romanesques naître au cinéma. Ce faisant, ne prenez-vous pas un risque énorme de voir saccager votre travail, malgré toutes les précautions que vous pourriez être amené à prendre ?

Jean-François Coatmeur : Peut-être suis-je mauvais juge ! Je ne suis pas un spécialiste du cinéma. Je pense néanmoins que le travail qui a été réalisé jusqu’à présent à partir de mes ouvrages est très honorable : La Bavure, Le Squale, Morte Fontaine et Les Sirènes de Minuit, sont des téléfilms qui supportent tout à fait la projection sur grand écran, bien qu’ils n’aient pas été produits à cet effet.

Lorsque par malchance le film est de piètre qualité, ne craignez-vous pas que la critique ne rejaillisse sur le roman qui en est à l’origine ? Que votre réputation s’en trouve entachée ?

Jean-François Coatmeur : Je ne crois pas qu’on en fasse grief à l’auteur. Les personnes qui ont lu le livre et qui voient le film diront que le livre est bien meilleur, si tel est vraiment le cas. Je pense qu’il est assez rare qu’on dise que le film est meilleur que le livre dont il est tiré, cela peut cependant arriver. Vous avez raison, l’auteur doit toujours accepter de prendre un petit risque. Il essaie bien sûr de suivre les opérations de près, mais en réalité, dans la plupart des cas, on ne reprend contact avec lui que lorsque le scénario est bouclé et alors, il est impossible à l’auteur d’obtenir d’y changer quoi que ce soit ! L’affaire lui échappe donc un peu, c’est vrai. Pour Des Croix sur la Mer, cela s’est passé différemment car j’ai suivi le projet pas à pas : toutes les versions du scénario m’ont été soumises et chaque fois qu’il m’a semblé nécessaire de modifier quelque chose, Catherine a tenu compte des remarques que j’ai faites.

Ne craignez-vous pas de vous sentir trahi par l’adaptation de ce roman, le plus autobiographique de votre œuvre ? Vous y relatez une partie de votre jeunesse, des événements qui vous touchent de très près. L’histoire est bâtie à la manière d’un roman policier : elle est noire, vraiment achevée, y compris et surtout dans la poésie qui émane des descriptions (notamment dans cette scène magnifique où la lettre est brûlée, alors que le chien gémit et qu’on entend le tic-tac de l’horloge).

Jean-François Coatmeur : Je serai certainement déçu par ce film, si réussi soit-il. Il y a toute une partie qui pour moi était importante et qui le sera moins dans le film, celle où le héros monte dans le camion avec les autres malheureux : tous vont vers la mort et manifestent des réactions diverses. Ainsi certains veulent chanter la Marseillaise tandis que les autres tentent de les faire taire. Ils commencent à se disputer et le prêtre leur dit qu’il leur faut prier… Mais dans ce passage, il y a surtout le monologue intérieur auquel se livre le héros et j’aurais bien aimé qu’on puisse le reproduire dans le scénario. Ce n’est pas le cas. Je l’ai regretté… Il y a aussi le moment où le héros dit :  » Où vais-je ? Qu’est-ce que c’est que la mort ? Qu’est-ce qu’il y a après la mort ? « . Il pense à ses parents : il pense à sa mère qui va lui survivre, qui ira chaque samedi fleurir sa tombe, etc. Il pense également à son père qu’il va rejoindre dans l’au-delà et qui était si fier de ses médailles obtenues pendant la guerre 14-18. Cette page ne figurera pourtant pas dans l’adaptation, ce n’est pas possible. Dommage !

Comment est conçu un scénario ?

1988 - Avec Philippe Leotard sur le tournage des « Sirènes de minuit »

1988 – Avec Philippe Leotard sur le tournage des « Sirènes de minuit »

Jean-François Coatmeur : Je ne suis pas scénariste. J’ai tout de même acquis une petite expérience, surtout avec La Danse des Masques : je crois qu’on essaie d’élaguer un maximum, surtout s’il s’agit d’un film de télévision. Pour un film de cinéma cela pourrait être un peu plus long. On a beau dire que le temps n’est pas synonyme de qualité, une durée d’une heure trente impose des contraintes surtout lorsque le livre dont il faut tirer le scénario est dense – en l’occurrence, je pense à Morte Fontaine – Marco Pico a bien été obligé de sucrer des passages intéressants. Je pense également aux Sirènes de Minuit et à Philippe Lefèvbre me parlant d’un couple pittoresque qu’il lui a fallu sacrifier, parce qu’il ne disposait pas d’assez de temps ! Ceci étant dit, l’essentiel est que l’on préserve l’âme de l’œuvre, ce qui l’a été à coup sûr avec les deux réalisateurs précités.

Les impressions de l’auteur finissent par disparaître. Ne restent plus que des actes et des dialogues…

Jean-François Coatmeur : On pourrait imaginer faire entendre en voix off le texte de l’auteur, mais je crois que les cinéastes n’aiment pas beaucoup ce genre d’exercice… Il y a ainsi tout un pan des Sirènes de Minuit qui a disparu. Ce n’est pas seulement une histoire qui se passe dans le cadre du port de commerce de Brest, c’est un roman d’atmosphère ; ce n’est pas seulement un roman d’amour, l’amour fou de Jeff pour l’indigne Maud ; ce n’est pas seulement une énigme policière – elle existe, elle est moyenne, sans plus, je ne pense pas qu’elle soit extraordinaire – c’est aussi et peut-être avant tout un roman de politique-fiction, qui place la France dans les années 80-90 (le livre a été écrit en 76) sous un régime militaire (toujours 73, le Chili) et je me suis amusé, au départ, un peu par un défi, à me demander ce que deviendrait une enquête policière dans un cadre politique où toutes les cartes sont biseautées, où à côté de la police officielle, il y a une police différente, avec ses chambres de torture, où le maire n’est qu’une potiche. L’enquête se heurte assez vite à la raison d’état. Tout cela a disparu dans le film, il n’y a plus d’anticipation, c’est une  » trahison « , mais que je trouve cependant que le film est bien fait… On risque aussi parfois des ennuis auxquels on ne s’attend pas : dans La Nuit Rouge, par exemple, une partie de l’histoire se passe au port de commerce et sur le Cours d’Ajot. Une maison me semblait convenir tout à fait pour servir de domicile au personnage central qui est un Général… Je n’ai pas été chercher plus loin. Plus tard, j’ai appris que dans cette maison vivait un amiral en retraite ; étant donné que le Général n’a pas un très beau rôle dans le roman – il est même franchement chargé – je me suis dit que l’amiral en retraite aurait très bien pu me chercher noise. Il faut encore s’attacher à faire attention aux noms.

J’écrirai encore des nouvelles, c’est certain

Par exemple, pour le baron de Kergloff dans La Porte de l’Enfer, je me suis bien renseigné afin de savoir s’il existait ou non une famille de Kergloff dans la région. Je n’en ai pas trouvé trace et j’ai donc pu conserver le patronyme. Il est bien évident que dans le cas contraire, un Kergloff aurait pu me demander des comptes !

Nous avons longuement parlé de vos romans et des adaptations cinématographiques qui en ont été tirées. Peut-être pourrions-nous maintenant évoquer votre dernier livre, Ballet Noir, qui est un superbe recueil de nouvelles que les amateurs apprécient d’autant plus que vous semblez ne vous adonner à ce type d’exercice que de manière fort occasionnelle. L’appréciation enthousiaste de vos lecteurs n’éveille-t-elle pas en vous le désir de produire d’autres livres de ce genre ?

Jean-François Coatmeur : Ni plus, ni moins qu’auparavant. Je crois, contrairement à ce que pense mon ami Jean-Paul Ollier, que ma vocation est plutôt le roman que la nouvelle. J’écrirai encore des nouvelles, c’est certain, mais je le répète, je ne le fais pas spontanément. Un roman, j’en choisis le sujet, j’y consacre le temps nécessaire et cela peut durer longtemps – trois ans ou plus, mon éditeur qui fait preuve d’une patience remarquable ne m’impose pas de délais. Mes nouvelles ont toujours été des textes demandés. Lorsqu’on me sollicite ainsi, je renâcle toujours, je suis toujours réticent. Cela dit, une fois que j’ai accepté de l’écrire, je m’y mets, avec souvent beaucoup de bonheur d’ailleurs, je l’avoue bien volontiers.

Comment analysez-vous l’évolution qu’a apportée au genre l’émergence de la nouvelle génération d’auteurs de romans policiers ? Que pensez-vous de ces  » écrivaines  » qui ne se contentent plus d’écrire des énigmes  » clean « , qui ne font ni dans l’arsenic ni dans la dentelle et qui, depuis quelques années, investissent le devant d’une scène où évoluaient jusqu’alors leurs camarades masculins ?

Jean-François Coatmeur : Je ne suis pas un connaisseur en matière de littérature policière. Chez les femmes, j’ai lu quelques-uns de leurs livres, plus par conscience professionnelle que par véritable attirance car je ne suis pas un  » fan  » du roman policier. Je viens de terminer un roman d’Elisabeth George que je trouve remarquable malgré quelques réserves. Je n’aime pas du tout Mary Higgins Clark. J’ai tenté de faire un bout de chemin avec Patricia Cornwell ; je m’en suis lassé. J’ai essayé également de m’intéresser à P.D. James ; je n’ai lu qu’un seul de ses livres … Cela dit, j’aimais beaucoup Patricia Highsmith ; elle, par contre, ne m’a jamais ennuyé. Il faut bien reconnaître que je suis rarement satisfait, et pas seulement avec les  » policiers « . Je ne ressens plus vraiment ces bonheurs d’enfant, quand je me précipitais le soir pour retrouver mes héros. C’est devenu extrêmement rare.

Lorsque je dis que j’écris des romans noirs, c’est à la fois vrai et faux

Un livre réputé difficile m’a cependant vraiment enchanté. Il s’agit de Au-dessous du Volcan de Malcolm Lowry. Je l’ai trouvé d’une telle richesse ! Je l’ai lu trois fois… Expérience rarissime ! J’ai déjà tellement de mal à lire les livres qui paraissent !

Si vous ne ressentez pas une inclination particulière pour le genre policier, vous identifiez-vous tout de même comme auteur de romans policiers ?

Jean-François Coatmeur : L’expression  » roman policier  » n’est pas exacte en ce qui me concerne. Mes romans ne mettent pas en scène de policiers ou alors dans des rôles très secondaires. Ce sont les problèmes des gens assez ordinaires qui m’intéressent, non pas les investigations menées par des spécialistes de l’enquête. Non, cela ne me passionne absolument pas. Je ne suis pas du tout, comme Cornwell, un maniaque des indices, des fibres. ça me barbe ! .. Et pourtant, alors même que cette appellation ne me convient pas, force m’est de reconnaître que je n’en ai pas trouvé de meilleure. Lorsque je dis que j’écris des romans noirs, c’est à la fois vrai et faux, car le terme est tellement nébuleux qu’il recouvre des produits très divers, y compris des romans sans énigme. Finalement, ce que proposait Pierre Very :  » roman de mystère  » correspond assez bien à ce que j’écris : il y a toujours un mystère. Dans la Voix dans Rama, on ne trouve ni meurtre ni assassinat, au sens strict, il est question d’un crime horrible commis par une femme qui ne sera justiciable d’aucune cour humaine. Le livre vit parce qu’il présente une confrontation dramatique avec un dénouement tragique. Ma pente d’écrivain est une pente tragique. Je crois encore que l’on peut considérer que j’écris des romans de suspense, dans la mesure où le suspense naît de l’attente angoissée de quelque chose (peut-être la fatalité ou encore le destin), à laquelle un personnage ne peut pas échapper. Oui, je pense que le terme me va bien, et il me semble que mes livres sont tout à fait à leur place dans la collection Spécial Suspense, chez Albin Michel, même si, les comparant à ceux de Mary Higgins Clark, dans la même collection, je me rends compte qu’un univers les sépare.

Vous avez été longuement confronté à la mort lors d’une expérience dramatique et traumatisante. Et vous trouvez pourtant le moyen de raconter des histoires dans lesquelles on compte un certain nombre de morts et de tueurs. Quel est votre rapport à la mort ? Qu’éprouvez-vous quand vous écrivez :  » Il meurt  » ou  » Il tue  » ? Si vous écrivez aujourd’hui des romans policiers, peut-être est-ce une conséquence de cette épreuve éprouvante et traumatisante que vous ont imposés les soldats allemands pendant la dernière guerre ?

Jean-François Coatmeur : Je n’en sais rien. Ce que j’ai ressenti face à la mort, je l’ai décrit dans Des Croix sur la Mer qui est certainement mon roman le plus autobiographique. Le héros – moi en bonne partie – s’interroge sur la mort. Il pense qu’il va sûrement mourir et il passe en revue toutes les occasions au cours desquelles il a déjà été confronté à la mort, notamment lorsqu’il était enfant de chœur et qu’il accompagnait le curé dans les visites qu’il rendait aux moribonds pour leur apporter les derniers sacrements. J’ai toujours des souvenirs de chambres d’agonisants, de malades, avec les odeurs de la mort déjà présente. Il est bien évident que cela m’a frappé ! Je me souviens d’une autre rencontre avec la mort, avec le sang, en Espagne : la mort d’un taureau dans une arène à laquelle j’ai assisté et que je n’ai pas oubliée depuis. Et puis, demeurent à tout jamais vivants les souvenirs des petits camarades trop tôt disparus, vers 14-15 ans, l’un écrasé par la roue d’un moulin (j’en parle dans Des Croix sur la Mer) et l’autre noyé dans un tourbillon sous un pont de Pouldavid (j’évoque ce souvenir dans une des nouvelles de Ballet Noir intitulée  » An toul doun « . Je n’ai pas vu l’épisode moi-même, j’ai vu le camarade qui venait d’essayer de le sauver et qui montrait son cou avec les traces des ongles du noyé ; ce garçon disait en pleurant comment il avait essayé d’attraper son ami et comment il avait été obligé de le lâcher. C’est une image très forte dont je conserverai toujours la mémoire). Ceci dit, il est certain que ma plus sévère confrontation avec la mort a été les sept heures que j’ai passées, face au mur, à attendre d’être fusillé. C’est sûr. D’autant plus qu’il y avait une femme qui venait de se faire tuer juste derrière moi. Son sang coulant sous la porte, je ne l’oublierai jamais. Dans mes livres, je tente donc de m’identifier aux victimes, mais pas seulement aux victimes, je l’ai déjà dit, je procède de la même manière pour les coupables, y compris ceux qui donnent la mort, les tueurs.

En cherchant bien pourtant on trouve presque toujours dans mes livres une petite lueur d’espoir

J’en veux pour preuve deux exemples : l’un dans Yesterday et l’autre dans la nouvelle intitulée  » L’Ange et la Bête  » qui ouvre le recueil Ballet Noir. Les tueurs de ces deux histoires se ressemblent beaucoup. Tous deux sont touchés par la grâce, d’une certaine façon. Celui de Yesterday va mourir avec des troubles de conscience – un remords sans doute – la nostalgie de la pureté de son enfance. Dans  » L’Ange et la Bête « , le tueur vient à Brest pour exécuter un contrat. Un enfant va se trouver sur sa trajectoire, il devrait le supprimer, il ne le fera pas. Il commet ainsi la faute impardonnable dans son métier. Mais cette faute professionnelle correspond aussi à un éveil de sa dignité d’homme, qui l’a poussé à ne pas assassiner l’enfant. Donc, dans ces deux exemples, ce sont des tueurs travaillés par quelque chose qui s’appelle la conscience.

De vos romans émanent toujours une grande humanité. Les personnages complexes, tourmentés bataillent pour atteindre la lumière. Cela produit une impression très poétique. Vous évitez sciemment les intrigues purement mécaniques et vous êtes constamment obsédé par les personnages que vous faites vivre. Cela procure à vos romans une atmosphère à la fois très sincère et très mystérieuse. Vous vous êtes frotté au noir, appelons cela polar ou policier, peu importe, vos écrits n’en sont pas moins émouvants, peut-être même d’autant plus ciselés qu’ils sont courts. Ne pensez-vous pas que vous ne donneriez pas encore plus la mesure de votre talent en écrivant des nouvelles comme le faisait Maupassant dans le domaine littéraire classique ?

Jean-François Coatmeur : J’écoute avec intérêt, mais, je l’ai dit plus haut, je continuerai à écrire des romans. Je reste persuadé que mon profil, c’est le roman !

Quels sont selon vous les ingrédients, les éléments indispensables pour produire un bon livre ?
Jean-François Coatmeur : Ceci aussi, je l’ai déjà indiqué tout à l’heure : me sentir concerné ! Et cela vaut aussi bien pour le lecteur que pour l’écrivain que je suis tour à tour. Si je ne vibre pas, si je ne suis pas impressionné, si les personnages n’ont pas une certaine réalité que je peux comprendre, cela ne va pas. Je ne suis pas très loin de la définition de Musset qui clamait :  » Vive le mélodrame, où Margot a pleuré !  » Si je ne suis pas ému, touché, si je ne peux pas m’assimiler d’une certaine manière aux personnages, ce n’est pas pour moi un bon roman. En fait, je ne suis pas souvent satisfait par une lecture. Il est possible que j’y picore des plaisirs mais il est rare que je sois totalement enthousiasmé.

Quelle importance accordez-vous à la construction ?

Jean-François Coatmeur : Si l’histoire est mal charpentée, je ne pourrai pas non plus y croire. Je pense qu’un roman est un tout : il y a la vérité des personnages, la solidité de la construction, la progression dramatique. Je suis resté très classique dans mes exigences : l’histoire a un début, un milieu, une fin, des péripéties, un dénouement qui pour moi se doit d’être tragique. Voilà ma définition d’un roman ! C’est du reste la définition de la tragédie. Je vais vers un dénouement tragique car les conflits entre les personnages sont tels, la situation de crise est tellement forte, que je ne peux pas arriver à une fin qui ne soit pas tragique, sauf à accorder à l’intrigue un petit coup de pouce. N’allez surtout pas croire que mes romans soient désespérés ! . Ce sont ceux qui me lisent mal qui le disent. Je suis assez pessimiste, peut-être plus sensible à la face d’ombre de l’homme qu’à sa face de lumière, mais la face de lumière est aussi presque toujours présente dans mes ouvrages. Ainsi par exemple une certaine tonalité spiritualiste au dénouement de La Porte de l’Enfer. Dans Des Croix sur la Mer il y a également une lumière. Les Feux sous la Cendre semble être une histoire avec une  » happy end  » qui n’est pas dans ma manière, car Jean-Loup et Bernadette, les personnages sympathiques, s’en sortent. Elle recouvre la voix et lui l’amour de son amie. Line, la maman de Bernadette, est là aussi et à eux trois, ils vont pouvoir former une petite famille, une nouvelle cellule. J’en suis ravi. Le déroulement de l’intrigue me permettait de parvenir à cette fin heureuse, mais au prix de pas mal d’horreurs : un des personnages principaux meurt dans les flammes juste auparavant. Une fin aussi optimiste est chez moi très rare. En cherchant bien pourtant on trouve presque toujours dans mes livres une petite lueur d’espoir. Il faut la découvrir car elle n’est pas forcément très visible. La Danse des Masques se termine par un échec total. Le prêtre a complètement échoué dans son entreprise de réinsertion : il a tout raté, il n’a pas pu empêcher la mort de Malinches, son protégé, et il a raté aussi sa vie personnelle car il a une maîtresse, clandestinement, et à la fin, il part avec cette femme. Il y a donc là, de son point de vue, une sorte de reniement. C’est l’échec total. Mais, avant de rejoindre sa maîtresse, il vient de rencontrer la veuve de Malinches. Celle-ci attend un enfant : l’enfant qui est une promesse, une espérance, une lumière. Il faut la repérer cette lumière, mais elle est bel et bien là…

Le départ du prêtre n’est pas seulement un échec. C’est aussi l’espérance d’une nouvelle vie qui démarre…

Jean-François Coatmeur : En effet ! Dans le roman que j’écris actuellement, je retrouve ce prêtre marié. Il a deux enfants, apparemment il est heureux mais il n’a rien perdu de sa conviction. Il va se consacrer à autre chose, c’est un pur. J’ai beaucoup de plaisir à reprendre ce personnage, ce qui ne m’arrive guère. Si je mène à bien mon histoire, le prêtre jouera un rôle relativement important. Dans La Nuit Rouge, dont l’intrigue se déroule avant celle des Sirènes de Minuit, j’ai évoqué des personnages qui vivent dans un pays qui n’est pas encore soumis à la dictature. J’avais envie de savoir ce qu’étaient ces types avant le régime militaire, comment ils se comportaient dans la vie normale. A quels détails de leur vie aurait-on pu pressentir les rôles peu glorieux qu’ils accepteraient de jouer ensuite ? Je pense en particulier à M. Jean qui est un homme d’une sincérité totale, effrayant même dans sa sincérité, qui imposera sa vérité, unique, et qui martyrisera les chairs pour sauver les âmes. Nous avons connu cela à une certaine époque. Je me suis demandé qui il était avant de devenir le chef de la milice. Eh bien, il était seulement un monsieur qui jouait de l’orgue à St Louis ou St Martin, mais qui avait des relations assez particulières.

Vous venez de dévoiler quelque peu le sujet de votre prochain roman. Pourriez-vous nous en dire en peu plus sur vos projets pour les mois à venir ?

Jean-François Coatmeur : Le tout premier est un album de photographies en noir et blanc qui doit paraître au printemps aux éditions Terre de Brume et dont on m’a demandé d’écrire le texte. Ces photos sont réalisées par Claude Le Gall qui est un photographe des Côtes d’Armor. Il m’a dit qu’il aimait beaucoup Brest, qu’il y prenait des photos et qu’il avait constaté que les sites qui l’intéressaient étaient exactement ceux qu’il découvrait dans mes livres, c’est-à-dire la partie littorale. L’aventure a commencé comme cela. Il s’agit donc pour moi d’un travail de commande, à réaliser au plus tard pour le 28 février. J’aurai du mal à respecter le contrat, mais je m’y emploie actuellement. Cela aurait pu être une présentation de la ville, ce qui paraissait au départ le plus logique, ou bien encore un commentaire de photos, mais je ne me sens pas compétent pour le faire. Il m’a donc été proposé d’écrire une nouvelle. L’idée m’a séduit d’autant plus que je n’étais pas du tout obligé de composer un texte qui colle aux photos. Il était néanmoins souhaitable que mon histoire se passe à peu près dans les mêmes décors. J’y travaille actuellement… Après, je vais me replonger dans le roman que pour l’instant j’ai mis entre parenthèses. Il y a encore des rééditions prévues : Les Sirènes de Minuit et La Bavure, qui étaient souvent demandés par les lecteurs, mais n’étaient plus disponibles. J’ai récupéré non sans mal les droits de La Bavure qui appartenaient à Denoël et le livre sera réédité chez Albin Michel et au Livre de Poche. Quant aux Sirènes de Minuit, il doit être aussi prochainement réédité. Le dernier projet – j’en ai déjà parlé plus haut – sera le film tiré de Des Croix sur la Mer. J’espère qu’il verra le jour… je touche du bois !

Propos recueillis par Christine Gourmelon et Lionel Paugam

[Mise à jour : 14 août 2022]