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Jean-François Coatmeur, enfant de Pouldavid

Dans son appartement Brestois, Jean-François garde présent son Pouldavid, grâce à une peinture de René Quéré

Dans son appartement Brestois, Jean-François garde présent son Pouldavid, grâce à une peinture de René Quéré

Jean-François Coatmeur est né le 26 juilet 1925 à Pouldavid (ce gros bourg de pêche a été rattaché en 1945 à Douarnenez). Il y a passé son enfance dans la maison de ses parents avec sa sœur Marie-Thérèse, maison qu’habitait également la sœur de sa mère avec son mari et ses deux filles. C’est à Pouldavid qu’il a suivi sa scolarité de primaire avant de partir au petit séminaire de Pont-Croix pour ses études secondaires.

Jean-François a toujours gardé un attachement très fort pour Pouldavid, le bourg et la maison familiale, y passant, jusqu’au milieu des années 70, la totalité de ses congés.

L’action de plusieurs de ses romans se déroule, entièrement ou en partie à Pouldavid. Et ce n’est donc pas surprenant que son avant-dernier opus « L’ouest Barbare » soit dédicacé « A Pouldavid, mon village qui n’existe plus ». Explication :

  • Crime à Pouldavid
    Entretien en public à la Librairie Dialogues de Brest en juin 2012 (extrait – Voir le texte intégral de l’interview)

Jean-François s’est également servi de ses souvenirs personnels pour plusieurs récits :

  • Souvenirs d’un drame dans son enfance, la mort accidentelle d’un enfant se baignant dans l’anse : dans une nouvelle An toul doun (qui sera ensuite publié dans le recueil « Ballet noir » Le témoignage de sa sœur Marie-Thérèse en novembre 2002 :

    Voir le texte de la nouvelle
  • 5 août 1944, Fin de la guerre. Nervosité extrême des Allemands battant en retraite. Le jeune Jean-François est retenu une demi-journée en otage aligné contre un mur face aux mitraillettes, sous les yeux de sa famille. Ce souvenir brûlant servira de point de départ à l’écriture de son seul roman non policier « Des croix sur la mer »
    Le témoignage de sa sœur Marie-Thérèse en novembre 2002 :

Le Pouldavid de Jean-François Coatmeur en photos

(cliquez pour voir la photo agrandie)

An toul doun (Le trou profond)

J’avais onze ans…

Quand je m’y suis présenté, notre môle était noir de villageois. qui regardaient l’escarpement rocheux sous le pont de chemin de fer où un attroupement s’était formé, au bord. du « trou profond »: quelques gars du bourg, les premiers alertés par les appels des gosses, et Maria, la mère de Sébastien, qu’on avait pu immédiatement avertir.

C’était un agréable après-midi de juin. Les couleuvres vertes de l’eau montante sillonnaient la nappe lustrée de la vasière. Des bancs de mulets frétillaient au soleil, surveillés par une escouade de mouettes rieuses. Mais je ne m’intéressais pas au décor familier, je n’avais d’yeux que pour la fosse sauvage. Très peu de gens chez nous en avaient percé les mystères. On racontait que des squelettes de suicidés reposaient là, oubliés. Étang paisible à marée basse, elle devenait un gouffre périlleux lorsque le flux y enroulait ses tourbillons. Sur ordre maternel, Je ne m’en approchais jamais.

Sébastien, de trois ans mon aîné, s’y était aventuré avec deux camarades, rêvant peut-être-de cueillettes somptueuses, car les parois de l’anfractuosité étaient tapissées de moules énormes. Et la mer l’avait piégé. Bon nageur, mais sans doute pris dans les remous, il avait coulé. Depuis, ses compagnons, insensibles aux mises en garde des adultes, plongeaient courageusement pour retrouver l’ami perdu. Sans succès. Et les secours demandés traînaient.

Autour. de moi, la tension était pesante. Pas de mots échangés, les visages étaient graves, le malheur rôdait sous les crânes. Une femme gémissait, une autre égrenait à haute voix un rosaire.

Née on ne sait comment, une rumeur jaillit parmi nous, elle enfle, répercutée par vingt bouches :

Manu l’a repêché ! Il est vivant !

Manu, l’un des deux copains qui infatigables, exploraient la faille, ramenait enfin Sébastien à la lumière. Sur le môle, l’espoir reprenait corps, on se congratulait, on s’impatientait ; le médecin de la ville, on l’avait pourtant prévenu en urgence, qu’est-ce qu’il fichait, bon Dieu ?

Il est arrivé, je me rappelle, un monsieur imposant, costumé, cravaté, chaussures vernies. Il s’est informé, il a évalué le parcours, a grommelé :

Comment voulez-vous que j’y aille ?

A pas prudent, il a descendu la cale glissante, sondé la vase du bout de son escarpin, tranché :

C’est impossible !

Alors un costaud, sans plus de façons, l’a soulevé et installé à cheval sur son dos. Nous avons suivi sa difficile progression sur le tapis mouvant, parmi les flaques sournoises qui lui éclaboussait les mollets, ceux de la fosse aussi, qui agitaient les bras et lançaient des S.O.S. que nous n’entendions pas. Ils ont accosté, on s’est écarté devant le sauveur. Une seconde, j’ai entrevu la forme étalée en retrait sur la butte herbeuse, et le cercle. s’est refermé.

Des minutes de plomb, irrespirables. Dans un tonnerre joyeux, l’omnibus Douamenez-Ouimper a étiré sa chenille sur le pont, attisant les criailleries des mouettes. Le silence est retombé sur nos angoisses conjuguées.

Et là-bas, tout à coup, une longue plainte déchirante :

C’est Maria, a murmuré quelqu’un. Le pauvre môme est passé.

Ce sera le seul éloge funèbre de Sébastien, avec les pleurs des mères, les reniflements pudiques et l’impuissance des poings serrés. C’est fini, je ne reverrai plus Sébastien et ses yeux couleur-de varech.

Une main m’a tapoté l’épaule : tante Ursule, une-voisine.

Rentre, Jeannot, ta maman, si elle sait, va s’inquiéter pour toi.

J’ai fait oui de la tête, la gorge pleine de larmes ravalées. Je me suis extrait du groupe, me suis retoumé. Un triste cortège sinuait sur la vasière éclaboussée d’or, entourant la mère douloureuse et son fils, que deux porteurs tenaient aux pieds et aux aisselles.

Assis au sommet du monticule, sa sacoche sur les genoux, le docteur attendait sa monture.

 

Mon village a disparu. Effacés, le bonasse carrousel des marées et la vasière aux reflets d’argent. Mais, au-dessous du Vieux pont, sur lequel les trains ne se hasardent plus, le trou maudit existe encore. Je l’aperçois quelquefois quand, voyageur pressé, je traverse le paradis défiguré de mon enfance, et mon cœur s’étreint au souvenir de cet après-midi de printemps si beau où la mort est entrée dans ma vie.

J’avais onze ans.

© Édition Albin Michel 1998 – Reproduction interdite

[Mise à jour : 29 juin 2022]